Heimweh, Gabriel Sparti © Juliette Viole
Heimweh de Gabriel Sparti © Juliette Viole

Lire dans l’avenir (du théâtre)

Peut-être plus qu'ailleurs, les festivals dédiés à la jeune création invitent à penser les formes à venir. Dans un moment d'inquiétude structurelle, le WET°, à Tours, dégageait quelques pistes au gré d'une programmation réjouissante.

À quoi ressemble la jeune création aujourd’hui ? Les festivals sont nombreux à se poser la question, au point que l’émergence puisse presque se faire passer pour un sous-genre du théâtre contemporain, même si l’on peinerait à en définir les contours. Peut-être est-ce alors un effet de la méthode concertée qui préside à la programmation du WET°, synthèse de fait d’une polyphonie de regards sur la création contemporaine, en tout cas le festival tourangeau aura eu le mérite, trois jours durant, de faire vivre un programme certes heureusement varié dans les thèmes qu’il aborde, mais relativement cohésif dans l’audace des formes et dans le dessin de leurs lignes de force.

Marche Salope de Celine Chariot © J. Van Belle
Marche Salope de Celine Chariot © J. Van Belle

Pour choisir les pièces, ils étaient huit. Les membres de la jeune troupe du CDN sont chargés chaque année de programmer le WET°. Cette année, cinq comédiens, deux techniciens et une chargée de production ont vu, lu, échangé et confronté les avis à propos de spectacles de jeunes artistes, en pariant que la discorde est synonyme du fait que quelque chose se joue. « On a préféré des formes subversives à une forme d’unanimité molle », explique Cécile Feuillet, comédienne et membre de ce comité éphémère.

Le choix s’avère porteur. Sur le programme s’alignent les titres de spectacles que nous avions déjà vus et aimés, d’autres qui avaient fait bruisser à la création, à côté de lignes de description suffisamment singulières pour susciter l’envie. D’un côté, des récits confessionnels énoncés par des femmes : I’m deranged de Mina Kavani et Marche Salope de Celine Chariot, l’un évoquant l’exil d’Iran, l’autre tentant de mettre des mots et des images symboliques sur le viol. Deux pièces réussies où le discours est indissociable, sur scène, de la recherche d’une forme expressive — la pièce de Chariot contenant en elle-même l’impasse entre cette quête formelle et le besoin, dans le présent, d’un discours opératoire, agissant. Dans l’une et l’autre, ce sont des autrices-interprètes qui rayonnent.

De l’autre côté, une tendance pour des créations dont les dramaturgies libres accueillent la relative impureté d’un rapport au public hérité du seul-en-scène comique, même quand leurs desseins résident ailleurs. On ne se rappelait pas avoir tant ri devant le génial Maya Deren de Baudouin Woehl et Daphné Biiga Nwanak. Le spectacle a un peu bougé depuis ses dates au TCI, et le public du WET n’est pas le même qu’ailleurs. Surtout, sa deuxième partie conjugue sa sublimation d’une créativité pauvre à une formule blagueuse, où l’actrice se retrouve à vanner gentiment le public, opérant l’alliage impossible d’un contenu principalement théorique à une attitude comique franche, sans ambages.

De même, c’est un face-à-face poético-bouffon avec le public qui ouvre Heimweh/Mal du pays, l’anti-hommage à la Suisse natale du metteur en scène Gabriel Sparti que l’on découvrait dans le festival toulousain Supernova en novembre. Orell Pernot-Borràs s’y révèle comme un comédien drôle et charismatique, bientôt rejoint par trois autres acteurs (Donatienne Amann, Karim Daher et Alain Ghiringhelli) qui étireront ensemble le moteur dramaturgique d’un autre gag : le small talk qui ne décolle jamais et où la politesse est rendue absurde par son insistance et son aggravation, dessinant la satire d’un pays neutre où la loi de la bienséance annihile à la fois l’humain et la révolte. La pièce pourrait pousser son entreprise plus loin, mais elle est clairvoyante dans son emploi de la phrase comique jetée au public comme un moyen de solliciter une nervosité dans le rapport plateau-salle.

Le recours à la blague vaut ainsi plus pour la vigueur dramatique qu’il insuffle aux pièces que pour attirer le chaland. Peut-être que l’on peut alors y voir une méthode d’adaptation esthétique à des contraintes de production amplifiées dans la jeune création. Les dispositifs relativement légers de pièces à un, deux interprètes (Heimweh seul ne plafonne qu’à quatre) sont effectivement vitalisés par ce mode d’apostrophe au public, laquelle peut s’étirer jusqu’à trois heures dans Cécile, cette performance aberrante et ambivalente qui ressemble souvent à un stand-up autodérisoire et sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. L’art de l’ambiguïté qu’y cultive la metteuse en scène Marion Duval l’amène à démentir par deux fois l’ascétisme de la forme, mais pour à chaque fois n’ouvrir que sur un théâtre de bric et de broc.

Aux côtés de ces pièces, d’autres réussites déjà aperçues ailleurs, comme l’intelligent Hervé Guibert d’Arnaud Vrech ou Dominique toute seule, une très belle pièce jeune public signée Marie Burki, Garance Durand-Caminos et Tom Geels. L’Agrume de Valérie Mréjen, adapté au plateau par Mélissa Barbaud, constituait le seul in situ du week-end, déployant dans tout l’espace du TALM, l’école supérieure d’art et de design tourangelle, un labyrinthe de documents et de post-it directement hérité des démarches d’archivistes-enquêtrices de l’intime qu’ont engagées depuis quelques décennies Sophie Calle ou Mréjen elle-même.

Imaginé il y a huit ans par Jacques Vincey pour la jeune troupe du CDN, le festival donnait cette année la dernière livraison du directeur sortant. Arrivée en janvier, Bérangère Vantusso entend néanmoins reprendre la main dans sa continuité. Si ce que l’on désigne par émergence doit donner les entames de lignes de force destinées à se prolonger dans le futur proche du théâtre, celle mise en avant pendant ces trois jours était en mesure, au gré de dramaturgies renouvelées, de réaffirmer un devenir des formes au moment même où les annonces en hypothèquent le déploiement.


Festival WET° 8
Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours
7 rue de Lucé, 37000 Tours
Du 22 au 24 mars 2024

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