Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl ©Mathilde Delahaye
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De Maya Deren à Beyoncé

En partant de Beyoncé, Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl plongent dans la pensée de la cinéaste avant-gardiste Maya Deren et signent un spectacle ludique, libre et captivant, fait de pliages temporels.

Bien que forgé d’un matériau théorique, Maya Deren n’hésite pas, dès ses premières minutes, à balancer dans les hauts-parleurs les violons déréglés du tube interplanétaire de Beyoncé, Single Ladies. Assis au préalable sur une chaise située à l’avant-scène, un spectateur choisi au hasard est le témoin privilégi d’un singulier show. Face à lui, Anna Chirescu, danseuse formée au CNSMD de Paris et en Californie auprès d’Yvonne Rainer, refait les pas exécutés par la pop star dans son clip.

Archéologie
Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl ©Mathilde Delahaye
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On se frotte les yeux. N’était-ce pas du côté d’Anne Teresa de Keersmaeker que Beyoncé trouvait ses liens avec l’institution de la danse contemporaine, elle qui avait reproduit des passages de Rosas danst Rosas et Achterland dans un clip de 2011 ? Quel est le lien avec Deren, inventrice de ce que le critique de danse américain John Martin avait baptisé choreocinema ? Après avoir dansé une fois, Chirescu remonte le fil de la chorégraphie et, d’un pas à l’autre, rattache chaque mouvement à toute une galerie de figures ayant marqué l’iconographie gestuelle du XXe siècle. Doris Humphrey, Martha Graham, Jackie Kennedy ou Joséphine Baker viennent hanter les temps successifs d’une danse rembobinée par la danseuse dans un exposé d’archéologie visuelle fait de libres associations.

En vérité, Single Ladies est un prétexte ou un support, servant à la fois une déclaration d’amour à la culture populaire mondialisée et une évocation des théories filmiques de la réalisatrice avant-gardiste américaine. Il y a d’abord cette déterritorialisation du texte initial, déshabillé de sa mélodie, traduit et métamorphosé en poésie courtoise, rappelant que la pop touche souvent à l’éternel. Il y a surtout l’installation d’un dialogue avec les théories filmiques mouvantes de Maya Deren, son rapport à l’espace et au temps, sa pensée du raccord et de la continuité — un mélange roboratif de théorie et de jeu porté avec générosité par son interprète.

Une théorie incarnée
Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl © Mathilde Delahaye
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À mi-parcours, la danseuse et son spectateur captif quittent le plateau. Arrive Daphné Biiga Nwanak, une pile de livres à la main qu’elle ne tardera pas à faire tomber par terre. Parmi ces ouvrages, les Écrits sur l’art et le cinéma de Maya Deren. La jeune femme a découvert par hasard ces textes portant, notamment, sur l’utilisation de la caméra dans le cinéma d’avant-garde. Elle choisit donc elle-même de voir le monde avec la candeur hermétique d’un enregistreur. Avec une voix se baladant sur un spectre allant de l’humain à l’automate, elle apparaît comme une hallucination fiévreuse de zoomer, d’enfant né au tournant du XXIe siècle, l’œil machinique et la technique vissée au corps.

L’actrice, qui écrit et met en scène avec son ancien camarade du TNS Baudouin Woehl, est émouvante dans cette partition aussi froide que mélancolique. C’est dans le vertige philosophique de ces pliages temporels, liant le XXe siècle au XXIe, que Maya Deren est le plus saisissant. Notons qu’après Je vois, venant de la mer, une bête monte de Christine Armanger, variation poétique et acérée sur l’iconographie apocalyptique, le Théâtre de la Cité Internationale poursuit une programmation précieuse avec des œuvres qui visent juste quand elles entendent toucher du doigt les formes du présent.

Samuel Gleyze-Esteban

Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl
Théâtre de la Cité internationale
17, boulevard Jourdan
75014 Paris

Du 6 au 11 mars 2023
durée 1h30

mise en scène, dramaturgie, texte et costumes de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl assistés de Wanda Bernasconi
avec Daphné Biiga Nwanak et Anna Chirescu
 scénographie d’Arthur Geslin
création lumière de César Godefroy
création son et régie générale de Foucault De Malet
répétiteur caméra – Ferdinand Flame
construction de la scénographie – Atelier Gesture

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