Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl © Thierry Hauswald
© Thierry Hauswald

Baudouin Woehl et Daphné Biiga Nwanak : anti-anti-pop

Les créateurs du génial Maya Deren, bientôt à l'affiche du T2G, revendiquent d'embrasser la culture mainstream pour repenser les enjeux du théâtre.

On ne penserait pas que les perspectives picturales de la Renaissance puissent un jour déboucher sur Sex Education, série Netflix teenage des années 2020. C’est pourtant l’une des contractions vertigineuses que réserve la discussion avec Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl. Dans Maya Deren, le duo formé sur les bancs du TNS marche par association, fait danser Anna Chirescu sur du Beyoncé et réincarne la cinéaste éponyme en jeune femme d’aujourd’hui. Au cours d’un échange dense et volubile, la parole rebondit entre les deux trentenaires, reflet d’un travail à quatre mains qui refuse de sacrifier l’excitation formelle sur l’autel de la profondeur théorique.

Baudouin Woehl : Totalement. Quand j’ai rencontré Daphné à l’école du TNS, elle essayait d’apprendre la chorégraphie de Single Ladies. En ralentissant le clip, on a pensé à des vidéos de danse moderne : Martha Graham, Mary Wigman, Doris Humphrey. Le fait que ce soit des femmes seules qui ont révolutionné la danse moderne résonnait avec le thème de la chanson. Il est important, pour nous, de se rappeler que c’est à partir de références pop que l’on a retrouvé une culture dite savante.

Daphné Biiga Nwanak : Quand on commence à penser à un projet, on ne fait pas de hiérarchie dans nos goûts. Ça ne serait pas juste. Les choses qui nous animent, jusqu’à l’origine de notre envie de faire du théâtre, sont très pop. Même si l’on a acquis une culture plus officielle dans nos études supérieures, c’est bien de garder ça en tête. D’autant que la délimitation entre culture pop et culture institutionnelle n’est pas toujours juste. J’ai du mal avec l’idée d’écouter un type de musique dans mes écouteurs quand je prends le métro mais que par bon goût, je doive écouter autre chose quand je suis en répétition. Derrière ça, il y a l’idée qu’on a le droit d’arriver au théâtre en étant soi-même, avec ses goûts. A fortiori à une époque où l’on parle beaucoup de diversité et de la nécessité d’amener d’autres profils de public au théâtre.

Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl ©Mathilde Delahaye
©Mathilde Delahaye

Daphné Biiga Nwanak : À l’adolescence, j’ai découvert par accident, sur internet, beaucoup de choses auxquelles je n’aurais pas eu accès autrement. Les gens ont en tête que Beyoncé a volé beaucoup de personnes, mais en même temps, je pense que cette opération qui permet de démocratiser ces formes, ces mondes-là, est intéressante à observer. Il y a un balancement chez cette artiste qui, économiquement, est au-dessus du lot, mais qui, dans le même temps, n’a pas droit de cité dans les lieux officiels. Ce jeu nous intéresse. La référence à Beyoncé passe facilement, notamment auprès des lycéens. Le fait qu’elle arrive en premier dans la pièce nous permettait de dire autre chose ensuite, et même de faire venir Maya Deren. Et c’est le nom de Maya Deren qui reste à la fin.

Daphné Biiga Nwanak : J’essaie vraiment d’embrasser l’époque avec ce qu’elle amène de bon et de mauvais pour la comprendre et me dire : qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? Souvent, ce qui peut embêter au théâtre, c’est qu’on ne dépasse pas des enjeux de morale ou de goût. Mais le monde est là tel qu’il est. Que les gens se désolent du fait que tant d’images soient produites, se demandent si elles sont de qualité, ça m’exaspère. J’ai beaucoup de curiosité pour les nouvelles manières dont se font les choses. Je suis toujours surprise du réflexe qui existe, au moment où quelque chose dérape, de sortir son téléphone pour filmer. D’un côté, je trouve ça terrible ; de l’autre, on a bien vu au mois de juin avec la mort de Nahel, qu’il pouvait y avoir une importance cruciale à documenter la mort de certaines personnes. J’adore ces paradoxes. On doit l’image de la mort de Kennedy à un photographe amateur qui passait par là et qui l’a filmée, alors qu’aujourd’hui il serait quasiment impossible que ça se passe comme cela. Savoir que tant d’images aient été prises lors du 11 septembre alors que personne ne pouvait s’y attendre, ça me rend dingue. Là, dans ce café, s’il se passe quelque chose, c’est sûr qu’on en aura l’image. Prêter attention à ce processus, c’est aussi donner de l’importance aux sources populaires et non-officielles.

Baudouin Woehl : Rancière est important pour nous. Il appelle à ce qu’il n’y ait pas de hiérarchie dans les matériaux et que les formes puissent refléter des pensées complexes pour tout le monde. On aime que des écrits ou des pensées très théoriques aient des traductions très concrètes dans les spectacles, sans que ce soit un geste de vulgarisation. Ce principe nous a beaucoup aidés à inventer la fiction de Vera dans la pièce. On ne voulait pas faire un spectacle où les matériaux de Maya Deren deviennent une parole plus grande que nous. Il était donc important qu’il y ait des enjeux très concrets dans les questions que Vera pose.

Daphné Biiga Nwanak : Il nous semblait intéressant que le personnage qui porte la parole de Maya Deren ne soit pas Maya Deren elle-même. Au départ, on avait écrit le personnage comme pour un roman ou un film, et on s’est imaginé qu’elle était très pauvre et précaire. Ce qui est assez fou, c’est qu’aujourd’hui, on peut ne pas du tout avoir d’argent, mais on aura quand même un iPhone, qui n’est pas rien, comme appareil, d’un point de vue technologique. Même à la rue, des gens possèdent cet outil extrêmement avancé. C’est pour ça que notre plateau est vide : pour parler d’un monde qui se vide de ses objets, qui est extrêmement violent socialement, mais qui est aussi hyper technique. C’est depuis ce monde-là que sont produites les images.

Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl ©Mathilde Delahaye
©Mathilde Delahaye

Baudouin Woehl : C’est quelque chose que l’on a en tête depuis longtemps. Giorgio Vasari, un peintre de la Renaissance, un peu considéré comme le premier historien de l’art, a écrit à la fin du XVIe siècle Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 4000 pages où il essaie d’être le plus exhaustif possible pour rendre compte de tout le réseau d’artistes qui ont fait la Renaissance.

Daphné Biiga Nwanak : La Renaissance vient de se terminer, et il veut témoigner de cette époque. Mais au lieu de parler des tableaux ou des images, il choisit une anecdote par artiste et c’est l’addition de ces anecdotes qui donne une idée des œuvres. Deux choses nous intéressent là-dedans. D’abord, c’est questionner socialement cette chose qu’on appelle l’art, à partir des gens qui le font. La deuxième chose, c’est de dire que la Renaissance a correspondu à une stratégie politique qui consistait, à un moment, à dire qu’on allait donner aux artistes le pouvoir de fonder tout un tas de choses par la représentation. À l’époque, l’architecture est encore considérée comme un art. Toute la ville de Florence est en train d’être édifiée, il y a toutes les peintures que l’on sait, lesquelles permettent aux gens de se représenter un monde nouveau, aussi bien religieusement que politiquement. Mais si la Renaissance était une stratégie, ça veut dire qu’elle pourrait tout aussi bien avoir lieu aujourd’hui. Que se passerait-il si l’on redonnait des moyens et des pouvoirs au milieu de l’art ? Pas seulement des moyens matériels ou budgétaires, mais aussi une forme de crédibilité, sachant que MeToo, pour des raisons nécessaires, a fait perdre beaucoup de crédibilité aux artistes. Aujourd’hui, il y a besoin de reproduire des images plus inclusives dont on sait que le cadre de production a été juste. On veut se dire qu’il est encore possible que les images refondent la réalité et la manière dont on s’y rapporte. L’exemple que j’ai relève encore d’un parallèle entre le pop et la culture officielle : en ce moment, je n’arrête pas de regarder Sex Education, et je ne connais pas de fiction audiovisuelle qui repense aussi efficacement la représentation des sexualités, le rapport aux minorités, les questions de consentement, les nouvelles formes de désir. Ce n’est pas parfait, mais pour moi, c’est un modèle de perfection de ce point de vue-là. Quand Baudouin m’a parlé de Vasari, je me suis demandé quelles images récemment avaient complètement changé et bouleversé mon rapport au monde et j’ai pensé sincèrement à cette série.

Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl ©Mathilde Delahaye
©Mathilde Delahaye

Daphné Biiga Nwanak : Je suis sûre que l’un des grands pouvoirs de la représentation, c’est de donner envie de choses dont on ne pense pas avoir envie. Aujourd’hui, dans le système capitaliste, l’usage de la beauté se situe là. J’ai l’impression que cette chose a échappé aux artistes et a été remplacée par un scepticisme terrible. C’est pour ça aussi que je peux aimer les grosses productions pop : l’émotion dans laquelle ça peut me mettre quand c’est beau, ce n’est pas rien. Je ne vois pas pourquoi on se couperait de ces stratégies alors que leur pouvoir dépasse le simple aspect commercial.

Daphné Biiga Nwanak : Oui, c’est une recherche qui prend plein de formes. Il y a deux ans, nous avons fait un séminaire au TCI autour des Souffrances du jeune Werther de Goethe, un roman qui catalysait beaucoup des questions qu’on se posait. Werther est jeune peintre qui n’arrive plus à peindre, qui part de chez lui et qui arrive dans une ville de campagne où il se sent complètement perdu et où lui arrivent des émotions qu’il ne sait pas reconnaître. L’histoire des émotions consiste à dire que certaines émotions ont complètement disparu, mais que les traces de ces émotions se trouvent dans des textes, notamment dramatiques. Auquel cas le théâtre peut être pensé une archéologie nous permettant de faire revivre ces émotions disparues. Dans le même temps, ça veut dire que ce qui naît aujourd’hui peut aussi faire partie de ces histoires, et qu’il faut donc les raconter. Cet entre-deux entre le passé qu’on rattrape et le présent qu’on écrit pourrait être notre définition du théâtre.


Maya Deren de Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl
T2G
41 Av. des Grésillons, 92230 Gennevilliers

Du 29 février au 4 mars 2024
Durée 1h15

Mise en scène, dramaturgie, texte et costumes : Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl 
Assistanat à la mise en scène : Wanda Bernasconi 
Scénographie : Arthur Geslin 
Création lumière : César Godefroy 
Création son et régie générale : Foucault De Malet 
Régie son : Jessica Manneveau 
Répétiteur caméra : Ferdinand Flame 
Répétitrice voix : Déborah Bookbinder 
Conception costume académique : Catherine Garnier

Avec Daphné Biiga Nwanak et Anna Chirescu 

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