Voice Noise de Jan martens © Phile Deprez
© Phile Deprez

Voice Noise :  Jan Martens met le corps au service des voix féminines

À la Maison de la danse de Lyon, le chorégraphe belge, artiste associé du lieu, présente sa dernière création, Voice Noise, une pièce pour six interprètes inspirée du texte d’Anne Carson The Gender of Sound.

Dans une pénombre savamment travaillée, jouant sur les clairs-obscurs et les contre-jours, des silhouettes habitent le grand plateau de la Maison de la danse de Lyon. Présentes bien avant l’entrée des spectateurs, ces ombres tournent et retournent, prennent possession des moindres recoins d’un espace que seule une estrade noir vernie habille. Ce lieu sacré, aucun de ces spectres n’ose pour l’instant l’investir. Alors que les conversations vont bon train, d’un coup, la salle plonge dans l’obscurité et la scène, sous le feu d’une vingtaine de projecteurs, s’illumine. L’entrée en matière est brutale. Tel un coup de poing sur la table, elle annonce la fin du silence imposé aux voix des femmes de l’antiquité à nos jours. 

Tout comme Maud Le Pladec qui, en 2021, sortait de l’ombre les compositrices oubliées de l’histoire de la musique dans Counting stars with you (musique femmes)Jan Martens donne un coup de projecteurs à ces chanteuses méconnues, ces voix de femmes maintenues dans un silence fallacieux car jugées trop fragiles, mal contrôlées voire hystériques par la culture patriarcale. S’appuyant sur l’essai The Gender of Sound, de l’autrice canadienne Anne Carson, le chorégraphe flamand invite à dialogue intime et troublant entre les corps de ses six excellents interprètes (quatre danseuses et deux danseurs) et des chansons passées à l’as du répertoire. 

Il y a d’abord des petits bruits singuliers, étranges, insolites produits par les artistes sur scène qui rompent le silence. Des « wizz », des « pops », des « oups » qui servent de préambule, comme si à force d’être tues, les voix n’arrivaient plus à sortir des gorges autre chose que des bruits. Puis il y a les inflexions lancinantes et monocorde de Cheri Knight et le timbre rauque, chaud à peine voilé d’un grésillement de la chanteuse noire américaine Ruby Elzy. L’enregistrement, qui date de 1935, donne à la playlist une dimension universelle et intemporelle. Se mêlant aux cris stridents des danseurs, aux intonations folks de Karen Dalton, aux sonorités singulières de la performeuse Anna Homler ou à la tonalité opératique de la cantatrice contemporaine Cathy Berberian, les voix de ces femmes dessinent d’autres récits et invitent à emprunter des chemins de traverse. 

Imaginé comme une œuvre kaléidoscopique, Voice Noise esquisse un portrait fragmenté du lien qui unit danse et musique. Ainsi portés par les sons allant du grincement au hurlement, en passant par le souffle d’un trombone, d’un tuba et les beats d’une boite à rythme, les corps des danseurs et de danseuses se plient, se courbent, suivent la cadence ou dissonent pour mieux entrer en dialogue avec les notes. Alternant solos et groupes, chacun suit sa ligne chorégraphique faite d’itérations et de mouvements alternatifs. S’amusant des variations, sculptant l’espace grâce au jeu de lumières subtil imaginé par Jan FedingerMartens déploie une écriture ciselée qui se nourrit du vécu et des improvisations des interprètes. 

L’ensemble peut paraître décousu, discontinu au premier abord. Mais au fil du temps qui s’égrène, une structure apparaît, multiple autant que disparate. Des gestes en canon qui se décalent, des diagonales qui avortent, des mouvements de bras qui dessinent des lignes géométriques dans les airs, le vocabulaire de Martens refuse les cases. Il se veut multiple et multilingue. Démultipliant les partitions, cette nouvelle création, qui gagnerait à être légèrement resserrée, laisse magnifiquement entendre la danse et voir la musique. C’est beau, troublant et virtuose. Une belle façon de déconstruire les stéréotypes de genre et offrir une autre écoute à ces chanteuses trop longtemps restées dans l’ombre. Puissant !


Voice Noise de Jan Martens
création 2023 – Pièce pour six interprètes
Maison de la Danse
8 Avenue Jean Mermoz 
69008 Lyon
jusqu’au 29 Mars 2024
durée 1h40

Tournée
3 et 4 avril 2024 à La Comédie de Valence dans le cadre du festival Danse au fil d’avril

Chorégraphie de Jan Martens
avec Elisha Mercelina, Steven Michel, Courtney May Robertson, Mamadou Wagué, Loeka Willems, Sue-Yeon Youn
Création lumière de Jan Fedinger
Création costumes de Sofie Durnez
Scénographie de Joris van Oosterwijk
Regards extérieurs – Marc Vanrunxt, Rudi Meulemans et Femke Gyselinck

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