À cinq ans, Rubén Molina se voyait déjà sur scène : « C’était très clair pour moi, il n’y a jamais eu de doute. » À sept ans, il entre au conservatoire de Cordoue, puis poursuit sa formation dans celui de Madrid, où il découvre les multiples facettes de la danse espagnole, qu’est le flamenco, l’escuela bolera, etc. Il signe son premier contrat professionnel à seize ans, grâce à ses parents, et entame une carrière précoce dans les compagnies d’Antonio Márquez et de José Porcel, où il travaille sous la direction du maestro José Granero.
Très vite, les tournées s’enchaînent. Il devient premier danseur pour Isabel Pantoja, puis soliste au Ballet-Théâtre espagnol de Rafael Aguilar, sillonnant les États-Unis, l’Europe, l’Asie et l’Australie. En 2007, il est invité à danser dans La Traviata à l’Opéra de Rome, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli.

Mais derrière le parcours flamboyant, le besoin de réinventer son geste se fait sentir. « Le flamenco est ma colonne vertébrale, mais il dialogue en permanence avec d’autres disciplines comme le théâtre, la danse contemporaine, le jazz. Aujourd’hui, c’est un langage personnel. »
Une constellation de rencontres, de Cordoue à Paris
Rubén Molina se dit façonné par les rencontres. José Granero, tout d’abord, figure tutélaire de ses débuts. Puis Franco Zeffirelli, dont il fait la connaissance à Rome pour la création en 2007 du célèbre opéra de Verdi. Plus tard, à Paris, sa pratique s’enrichit encore. Il y croise des metteurs en scène comme Daniel San Pedro, avec lequel il crée Andando (Lorca 1936), aux côtés entre autres de Camélia Jordana, de Johanna Nizard et d’Estelle Meyer. Il y apprend une autre manière de créer, plus ancrée dans le récit que dans la performance.
Au cinéma, il collabore avec Mélanie Laurent, Vincent Perez, et plus récemment avec Houda Benyamina. Pour la version au féminin de Trois Mousquetaires, Toutes pour une, réalisé par cette dernière, il est d’abord appelé pour chorégraphier du flamenco traditionnel, mais le projet l’emmène ailleurs, dans les archives de la Biblioteca Nacional de Espana, afin d’imaginer une danse pour la reine Anne d’Autriche. Il se plonge alors dans l’histoire des danses anciennes qui étaient à la mode au XVIIe siècle, s’appuyant sur sa formation classique pour proposer une gestuelle crédible et cohérente avec le contexte d’époque.
Créer avec les autres, dans un espace de confiance

Avec La Salida, Rubén Molina touche un équilibre rare entre exigence artistique et nécessité intime. La pièce, présentée en 2024 au Théâtre de l’Atelier, s’ancre dans une blessure d’enfance, celle du harcèlement scolaire qu’il a subi. « Je ne savais pas que j’avais besoin de créer cette pièce. C’est en l’écrivant que tout s’est révélé. »
Assez vite, la création devient peu à peu une aventure collective. Il invite six interprètes – danseurs et musiciens – avec lesquels il collabore depuis des années, des amitiés forgées au fil des répétitions, des tournées, ou de conversations informelles. Ensemble, ils mettent en jeu leurs propres cicatrices, telles que la grossophobie, la lesbophobie, la mémoire du génocide arménien et les transmissions familiales. « Ce qu’on ne peut pas dire, on le danse. »
Habitué à cadrer ses spectacles avec une minutie quasi obsessionnelle avant d’entrer en répétition, Rubén Molina, a souhaité laisser le mouvement naître avec les interprètes. Toutefois, il avait esquissé préalablement une ossature dramaturgique et un squelette chorégraphique. Si le processus est exigeant, il s’est nourri de l’atmosphère bienveillante et du rapport aux autres, né au fil du temps. « Je suis très minutieux, parfois trop. Mais j’ai besoin que tout le monde se sente libre pour que la création respire. » La lumière, la musique, les costumes viennent ensuite s’ajuster à cette matière vivante.
La pièce intègre aussi quelques bribes de texte, notamment des citations d’Audre Lorde, notamment « Si nous ne nous définissons pas nous-mêmes, d’autres, nous définirons », résonne avec la blessure initiale. Un chant ironique en espagnol, interprété dans une tenue traditionnelle andalouse revisitée, vient griffer les clichés machistes. Une phrase en français ouvre une brèche. Tout dialogue, tout fait sens.
Transmettre, partager, semer

Installé à Paris depuis plus de dix ans, Rubén Molina y a fondé l’Institut Flamenco Paris. « Je voulais transmettre une pédagogie qui parte de la scène, du vivant. » Il y donne des cours réguliers, quand il n’est pas en tournée. Et d’autres danseurs de sa compagnie assurent la transmission. « Ce sont des gens formés avec moi, qui connaissent mon langage. » Transmettre, pour lui, c’est prolonger le mouvement au-delà du plateau. Il enseigne avec rigueur, mais toujours en lien avec l’écoute, l’émotion, le souffle.
En 2024, le musée Picasso lui confie une carte blanche à l’occasion d’une journée exceptionnelle d’ouverture. L’artiste, admirateur de longue date du peintre, s’imprègne des œuvres et des salles, en particulier celle dédiée aux portraits de femmes. Il s’y produit dans une performance silencieuse, habillé d’un costume en laine traditionnelle andalouse, le visage masqué, sous une lumière minimale. « J’ai toujours été fasciné par sa capacité à se réinventer. Créer au cœur même du musée, c’était comme un dialogue direct avec lui. »
L’avenir, toujours en mouvement

Cet été, Rubén Molina est à Avignon durant tout le festival au théâtre Golovine, puis en août à Nîmes dans Le Rêve du gladiateur, une création d’Arthur Cadre – danseur et acrobate dont le solo lors de la cérémonie de clôture des JO a fait sensation – et de la compagnie Dragone. À la rentrée, au Théâtre La Bruyère, il retrouve Olivier Sitruk pour jouer Dolorès, pièce créée l’an passé à Avignon, dans une mise en scène de Virginie Lemoine. Et le 25 novembre, il présentera à la Scala Paris une version exceptionnelle de La Salida, avec peut-être quelques surprises.
Parallèlement, il mûrit un projet de film documentaire ancré en Andalousie. « C’est là. Ça germe doucement. » Il parle peu des projets tant qu’ils ne sont pas engagés. Mais l’envie est réelle. Et les idées nombreuses.
En attendant, il continue d’avancer. Corps en mouvement, cœur en partage. « Ce que je cherche, c’est simple : créer des atmosphères où l’on peut traverser ensemble, artistes et public. Respirer. Se sentir vivant. »
La Salida de Rubén Molina
Théâtre Golovine – Festival OFF Avignon
Du 5 au 25 juillet 2025 – relâche les lundis
à 16h
durée 1h10
Mise en scène & chorégraphie de Rubén Molina
Régie Son d’Octave Train
Avec Rubén Molina, Paloma Lopéz, Caroline Pastor, Araceli Molina, Lori la Armenia, Marc Lopéz & Ana Brenes
Création florale de Céline Argente
Création lumière de James Angot
Création sonore de Christine Dige
Costumes de Maria Molina