Voix douce, timide autant que mesurée, installé dans un parc aux abords de la Comédie de Genève, il s’accorde une pause dans la dernière ligne droite de création de Derniers Feux. Il se livre à l’exercice de l’entretien téléphonique avec sincérité et humilité. Au loin, on entend les oiseaux. Cet été, sa pièce investira la cour du Lycée Saint-Joseph à Avignon. Chorégraphe du lien, Némo Flouret interroge l’espace, les corps et ce qui se joue entre eux. Son langage chorégraphique, pensé comme une architecture vivante, mêle surfaces de projection, son, lumière et tactilité collective.

Né à Orléans en 1995, le chorégraphe de trente ans navigue dans un univers singulier, où le groupe et les personnes qui gravitent autour de lui deviennent les moteurs d’une créativité qui dépasse la boîte noire pour habiter l’espace et dire le monde.
Premiers spectacles d’enfant, choc de la danse
Tout a commencé très tôt, mais sans qu’aucun chemin ne soit défini. Seules les rencontres guident ses pas et lui servent de moteur. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui. « Petit, je construisais déjà des spectacles. Parfois, il n’y avait même pas de spectacle, juste le contexte de la rencontre entre le public et quelque chose. » Cette envie de faire naître des expériences collectives, de partager un espace avec les autres, ne l’a jamais quitté.
À 14 ans, un atelier d’Odile Duboc au Conservatoire d’Orléans bouleverse ses repères. Il jouait alors de la trompette, une pratique qu’il jugeait trop solitaire. « Je me suis retrouvé dans un workshop avec des comédiens, dans l’imaginaire et le mouvement collectif. Ça m’a percuté. »
Depuis, il n’a cessé de creuser cet espace partagé. Si le théâtre l’avait d’abord attiré, c’est l’abstraction et l’ambiguïté de la danse qui l’ont emporté. « Le mouvement, souligne-t-il, permet d’exprimer des nuances que les mots n’atteignent pas toujours. Il y a un rapport au corps, au temps et à l’espace qui me touche plus viscéralement. Et surtout, la danse permet d’entrer partout, de se glisser dans les objets, les publics. C’est une belle manière de discuter du monde dans lequel on est. »
Résister à l’académisme, inventer sa danse
Le parcours académique ne fut pas un long fleuve tranquille. Dix ans de formation, souvent vécus comme une lutte. « Je n’ai pas une mémoire de la danse très performante. Reproduire a toujours été difficile pour moi. Je me sentais délaissé dans cette danse où il fallait comprendre et restituer une forme. » Mais cette friction a nourri une fidélité à l’instinct.
Son passage à P.A.R.T.S. lui ouvre de nouveaux horizons. « Là, j’ai compris qu’on pouvait définir sa propre manière de danser, de créer. On n’est pas obligé de reproduire. » Aujourd’hui encore, il cultive cette attention aux singularités. « Je cherche à ce que chacun et chacune puisse exister avec ses propres logiques, ses propres incohérences. » Il aurait pu intégrer la compagnie d’Anne Teresa de Keersmaeker, mais fait finalement un autre choix : la liberté de créer.
Rencontres en constellation
Son univers se nourrit de nombreuses rencontres. Salva Sanchis a changé sa relation au mouvement et au temps. Boris Charmatz lui transmet l’idée fondatrice de la liberté de l’interprète, que Némo Flouret éprouve pleinement lors des quelques représentations de Aatt enen tionon qu’il danse en reprise de rôle. Avec Satoshi Kondo, designer textile chez Issey Miyake, il a inventé un espace d’imaginaire commun, sans parler la même langue.
La collaboration avec sa mentor bruxelloise sur Forêt au Louvre fut également fondatrice. « On a passé deux ans et demi à discuter de ce qui nous fait bouger, de comment partir de l’espace. Nos points de vue sont très différents, mais on partage le même espoir dans la création. » Dans l’aile Denon, la chorégraphie dialoguait avec l’architecture monumentale, activant la dimension corporelle des œuvres.
Ses influences dépassent la danse. Il puise dans le théâtre (Koltès, Novarina, etc.), la musique (notamment la trompettiste Susana Santos qu’il invite aujourd’hui dans Derniers Feux), l’architecture (Patrick Bouchain), ou le cinéma. Fellini et son film L’Intervista, entre fiction et documentaire, sont au cœur de la genèse de Derniers Feux.
L’empreinte Maguy Marin : l’éveil à une autre temporalité
Parmi les rencontres fondatrices de son parcours, celle avec Maguy Marin tient une place particulière. Encore adolescent, Némo Flouret passe plusieurs semaines en stage dans la compagnie de la chorégraphe. « J’avais dix-sept ans. Ça a été une expérience marquante, une confrontation à une autre temporalité du travail, à un rapport au groupe et à l’attention aux détails du quotidien dans la création. » De cette immersion, il garde le souvenir d’un processus rigoureux, exigeant, où la communauté de travail est au cœur du geste artistique.
Ce rapport au collectif, à l’écoute, à la fabrique patiente de la matière chorégraphique, irrigue encore aujourd’hui l’ensemble de son travail. À l’instar de Maguy Marin, Némo Flouret revendique un art vivant, poreux au réel, où le spectacle devient un terrain d’expérimentation collective, toujours ouvert aux imprévus, aux accidents et aux mouvements du monde.
Derniers Feux : écrire malgré soi
Pour Derniers Feux, Némo Flouret s’est lancé dans un processus de création au long cours, mûri sur plus de trois ans. Le point de départ ? Une nécessité viscérale de réunir un groupe, de tisser une aventure commune à partir de parcours singuliers. « Ce projet est né d’une envie de fabriquer ensemble, de construire un espace où chacun puisse exister avec ses logiques propres, ses parcours de vie, ses contradictions. »
Tout a commencé par une année d’écriture et de réflexion, où il a posé les bases de ce qu’il cherchait : un geste chorégraphique qui ne reposerait pas entièrement sur les interprètes, mais qui pourrait les porter même dans leurs jours plus fragiles.
Sa force le groupe
Ensuite, une année de rencontres, de choix d’interprètes. Certains étaient des complices de longue date, comme Philomène Jander ou Jean Lemersre, ami de quinze ans et ancien danseur classique revenu sur scène après dix ans d’arrêt ; d’autres, comme la comédienne Sophie Sénécaut ou la trompettiste Susana Santos, sont venus élargir la constellation d’inspirations. Enfin, le musicien Calvin Carrier, partenaire dans d’autres projets, est présent à la fois comme musicien et comme danseur. « J’ai convoqué une assemblée de personnes qui m’inspiraient, et avec qui j’avais envie de traverser cette aventure dans la durée », résume-t-il. Derniers Feux se nourrit ainsi de cette communauté hétéroclite, patiemment tissée au fil du temps.
Fidèle à sa volonté d’ouverture, Némo Flouret a commencé par écrire des partitions chorégraphiques qu’il a transmises à ses interprètes. « C’était un défi, pour moi qui ai toujours eu du mal à mémoriser la danse. J’ai écrit ces danses non pas pour moi, mais pour qu’elles soient partagées, réappropriées, transformées. » Peu à peu, chacun s’est emparé de ces matières, les déviant, les réinterprétant selon ses propres affects, donnant naissance à un objet mouvant, hybride, résolument collectif.
Le processus a pris des allures de voyage, une résidence au Watermill Center de New York, un mois de vie commune en Calabre, des allers-retours entre contextes et cultures. « Cette confrontation aux environnements fait partie intégrante de la création. Chaque déplacement transforme le travail. »
Créer hors les murs : la contrainte comme moteur
Chez Némo Flouret, la question du lieu est indissociable de la création. Très tôt, sortir de la boîte noire s’est imposé comme une évidence, presque organique. « Au départ, c’était une nécessité pratique : pouvoir répéter quand on voulait, même la nuit. On a investi un parking près de P.A.R.T.S. et découvert la richesse de travailler dans un espace non prévu pour la danse. »
Travailler hors des théâtres génère un rapport direct à la contrainte et au réel. « Ces espaces imposent immédiatement des filtres. Il faut composer avec le bruit, le passage des gens, la météo, la saleté, le nettoyage. Tout devient matière à réflexion chorégraphique. J’adore partir de la contrainte, plutôt que d’un espace où tout est possible et toutes les abstractions sont envisageables. Là, on a une prise directe avec le contexte, qui oblige à comprendre comment ça fonctionne, comment on l’aborde. » » C’est aussi une manière de fédérer un groupe autour d’une expérience commune du lieu. « Vivre et créer dans le même espace transforme profondément la dynamique collective. »
Cette approche s’est poursuivie avec 900 Something Days Spent in the XXth Century dans un hangar à Tours, puis avec Derniers Feux, qui investira la cour du Lycée Saint-Joseph à Avignon. Partout, il s’agit moins de transposer la scène ailleurs que d’habiter réellement l’espace, de dialoguer avec ses usages, son histoire, ses contraintes propres.
Un monde à habiter
Dans ce va-et-vient permanent entre les lieux et les corps, entre l’improvisation et l’écriture, entre l’intime et le collectif, Némo Flouret continue de déployer une chorégraphie mouvante. Une danse en perpétuel ajustement, à l’image du monde qu’elle tente sans cesse d’habiter.
Derniers feux de Némo Flouret
Festival d’Avignon
Cour du lycée Saint-Joseph
19 au 25 juillet 2025
durée 1h20
Conception de Némo Flouret
Avec Calvin Carrier, Némo Flouret, Rafa Galdino, Tessa Hall, Philomène Jander, Per-Anders Kraudy Solli, Jean Lemersre, Rubén Orio, Susana Santos Silva, Sophie Sénécaut, Wan-Lun Yu
Scénographie de Némo Flouret & Philippe Quesne
Costumes de Satoshi Kondo pour ISSEY MIYAKE
Collaboration musicale – Calvin Carrier, Rubén Orio, Per-Anders Kraudy Solli, Susana Santos Silva
Pyrotechnie de Joseph Couturier
Collaboration à la dramaturgie – Emma Lewis-Jones
Collaboration à la recherche – Tessa Hall
Conseils artistiques – Bryana Fritz, Camille Legrand, Margaux Roy, Solène Wachter
Direction technique – Fabrice Le Fur
Régie plateau et coordination pyrotechnie – Rémy Ebras , Régie son – Mikaël Plunian, Régie lumière Nicolas Marc
Renfort construction Max Potiron