Weathering de Faye Driscoll © Pierre Gondard
© Pierre Gondard

Weathering : Les corps à l’épreuve du regard et du temps

Dans le cadre du Festival de Marseille, à la Friche de la Belle de Mai, avant le Festival d'Automne à Paris, l’artiste américaine Faye Driscoll présente en première française sa nouvelle création. Une expérience sensorielle déroutante, qui bouscule les repères du spectateur.

Avant même que les corps n’envahissent l’espace, les voix s’élèvent. « Disgusting… People… Skins… ». Entonnés en boucle, ces mots résonnent comme une étrange litanie, une mélopée incantatoire. Dès les premiers instants, Faye Driscoll insuffle au plateau de singulières vibrations. Les mots tournent, s’accumulent, s’échappent, annonciateurs d’une transe jusqu’au-boutiste.

Un radeau de chair dérivant dans le vide
Weathering de Faye Driscoll © Pierre Gondard
© Pierre Gondard

Puis, un à un, les interprètes apparaissent. Debout, ils montent sur cette étrange plateforme blanche, molle et instable, placée au centre du dispositif quadri-frontal. On pense évidemment au Radeau de la Méduse de Géricault, version contemporaine et mouvante, prête à chavirer sous le poids de ses naufragés. Les silhouettes se croisent, se frôlent, se contournent, dessinant peu à peu une masse humaine, compacte et imprévisible.

Le temps s’étire. D’abord figés dans une tension presque solennelle, hiératique, les corps amorcent ensuite une lente dérive. Les gestes sont discrets, quasiment imperceptibles. Une main effleure une autre, un dos cède, une tête bascule. Ce lent glissement confère au tableau une étrange plasticité, à la fois fascinante et dérangeante.

Très conceptuel, pensé dans ses moindres détails, le travail de Faye Driscoll déstabilise. Est-ce une parabole hallucinée ? Une farce chorégraphique ? Les sceptiques resteront peut-être à distance, ricaneront pour masquer leur gêne. Bien que captivés par la maîtrise plastique, ils peineront à pénétrer pleinement la proposition. Car ici, tout est affaire de corps exposés, de confrontation directe à la matière humaine.

Du déséquilibre progressif à l’orgie finale

Ce qui, au départ, ressemble à un fragile équilibre collectif, bascule progressivement. Les appuis lâchent, les corps vacillent, les enchevêtrements deviennent chutes, glissements, effondrements successifs. Nonchalamment, les interprètes – tous engagés, hypnotiques et fascinants de maîtrise – forment une masse compacte et ambiguë. Grands, petits, musclés, fluets, gros, féminins, masculins ou non-genrés, : tous les corps se fondent dans une même chair plurielle, modelant une sculpture humaine, et vivante.

Weathering de Faye Driscoll © Pierre Gondard
© Pierre Gondard

De cette lente dérive naît une transe. La scène de groupe dérive insensiblement vers le lâcher-prise total, le strip-tease collectif, l’orgie. Fascinant pour les uns – tant le travail minutieux sur les postures et la précision corporelle impressionnent -, dérangeant, presque indécent pour d’autres, qui y verront une débauche conceptuelle. Mais que l’on adhère ou que l’on résiste, impossible de détourner le regard. La machine humaine s’emballe, la tension monte, le rythme s’accélère, la plateforme, poussée par les artistes eux-mêmes, tourne de plus en plus vite.

Un quatrième mur pulvérisé

Soudain, la frontière scène-salle – déjà bien entamée par jets d’accessoires et de parfums –  explose en mille éclats. Les interprètes quittent leur radeau, chancelants. Suants, essoufflés, presque nus, ils s’installent parmi les spectateurs. Les premiers rangs deviennent le prolongement naturel de la scène. Le public est happé, mêlé malgré lui, sans consentement, à cette transe orgiaque, ce débordement de corps à vif.

Le dispositif scénographique de Jake Margolin et Nick Vaughan piège le spectateur dans une immersion totale. Tandis que le paysage sonore conçu par Ryan Gamblin et Guillaume Soula enfle, saturé de respirations, de cris sourds et de frictions, l’espace entier devient un organisme collectif vibrant. On ne sait plus qui regarde, qui agit, qui subit.

Érosion tous azimuts

Car derrière cette intensité physique, Weathering – érosion en anglais – interroge nos structures fragiles, que ce soit la communauté, l’effondrement ou l’épuisement du collectif. Ici, le corps social est au bord de la rupture. L’expérience frappe, déroute. Le public ressort exsangue. Était-ce un cauchemar halluciné  ? Un rituel sauvage  ? Une plongée dans le vertige des corps  ? Peut-être tout cela à la fois. Mais une chose est certaine, l’œuvre radicale et inclassable de Faye Driscoll ne laisse aucun refuge au spectateur. Totalement déconcertant ! 


Weathering de Faye Driscoll
La Friche de la Belle de Mai – Festival de Marseille
du 18 au 20 juin 2025
durée 1H20 environ

Tournée
27 au 29 juin 2025 à l’Epidaurus Festival, Athènes (GR)
4 au 6 juillet 2025 au Julidans Amsterdam (NL)
13 au 17 août 2025 au Jacob’s Pillow Dance Festival, Becket, MA (USA)
4 au 6 septembre 2025 au Philadelphia Fringe Festival, PA (USA)
12 au 15 novembre 2025 au CentQuatreFestival d’Automne, Paris (FR)

Conception, chorégraphie et direction – Faye Driscoll
avec James Barrett, Kara Brody, Amy Gernux, David Guzman, Maya LaLiberté, Mykel Marai Nairne, Jennifer Nugent, Cory Seals, Carlo Antonio Villanueva, Jo Warren
Scénographie de Jake Margolin et Nick Vaughan  
Conception des éclairages d’Amanda K. Ringger  
Direction sonore et musicale de Sophia Brous  
Son en direct et conception sonore de Ryan Gamblin  
Composition, enregistrements de terrain, conception sonore de Guillaume Soula  
Conception des costumes – Karen Boyer  
Dramaturgie et conception olfactive de Dages Juvelier Keates  
Assistance chorégraphique – Amy Gernux  
Coordination de l’intimité – Yehuda Duenyas  
Directrice technique et des éclairages – Connor Sale
Gestion de la scène et des accessoires – Emily Vizina  

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