L’époque est trouble. Le vacarme des idéologies cherche à bâillonner l’imaginaire. Le repli guette. Dans ce contexte assombri, le théâtre résiste. Une voix dans la nuit. Une voix qui interroge, qui ouvre. Cette saison encore, celles et ceux que nous mettons à l’honneur n’ont pas choisi la facilité du divertissement. Ils ont affronté les blessures du présent, osé porter au plateau une parole politique, poétique, charnelle.
Au cœur de cette traversée, Le Procès de Jeanne, oratorio magistral, est couronné. Judith Chemla (meilleure comédienne ex æquo) embrase le plateau. À travers elle, Jeanne d’Arc devient la voix de toutes les femmes brûlées par l’Histoire, de toutes les figures insurgées. Face à la norme et au pouvoir, le spectacle d’Yves Beaunesne résonne cruellement avec notre époque. La musique organique de Camille Rocailleux (meilleur compositeur de musique de scène) en épouse chaque pulsation.
Autre plongée dans la mécanique judiciaire, Léviathan (Prix de la meilleure création d’une pièce en langue française), porté par Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix, nous confronte à la froideur de la justice expéditive. Salle d’audience ou scène de théâtre ? La frontière s’efface. Surgissent les voix des oubliés, des invisibles.
Dans un tout autre registre, Qui som?, du duo Baro d’Evel, créé à Avignon, convoque glaise, plastique, corps en mouvement pour composer des paysages vibrants. Rien d’explicite ici, mais l’essence du monde affleure (Prix George-Lerminier, meilleur spectacle théâtral créé en province).
Le vertige, le Munstrum Théâtre (meilleure création d’éléments scéniques) le porte aussi au plateau avec son Makbeth halluciné. Masques, visions spectrales… Le théâtre s’ouvre au fantasmagorique pour dire la guerre, la soif de pouvoir, l’effondrement intérieur.
Au-delà de nos frontières, d’autres voix nous ont saisis. Celle d’Angélica Liddell, avec Dämon, El funeral de Bergman. Fidèle à sa démarche, elle brise les cadres, interroge la critique – quitte à la mettre au pilori – dans une partition grotesque qui entraîne le public dans une plongée sans concession au cœur des ténèbres humaines. Et celle de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, dont Quatre murs et un toit, d’après Bertolt Brecht, explore, avec une poignante simplicité, mémoire des guerres et exils.
Côté théâtre privé, Les Liaisons dangereuses, orchestrées par Arnaud Denis, résultent d’une adaptation fine où les interprètes distillent avec jubilation tout le venin du texte de Choderlos de Laclos.
Deux figures de comédiennes auront marqué la saison : Judith Chemla et Marina Hands, cette dernière, bouleversante Prouhèze dans Le Soulier de satin de Paul Claudel, adapté par Éric Ruf, lumineuse et fragile Arkadina dans Une mouette, le Tchekhov revisité par Elsa Granat.
Le Prix du meilleur comédien revient à Vincent Garanger, troublant de justesse dans Article 353 du code pénal, d’après Tanguy Viel, mis en scène par Emmanuel Noblet. Seul face à un juge, il nous entraîne dans les remous d’une conscience face à ses actes. Dans la jeune génération, Daphné Biiga Nwanak s’est imposée comme une révélation. Sa prestation dans Absalon, Absalon, d’après William Faulkner, mis en scène par Séverine Chavrier, nous a saisis par sa force singulière.
Le théâtre se transmet aussi par les livres. Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, de Najla Nakhlé-Cerruti, qui évoque le rôle essentiel de ce metteur en scène, qui fut directeur du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati, et œuvra toute sa vie pour la défense d’un théâtre palestinien en arabe dialectal. Une œuvre où l’histoire intime rencontre la mémoire collective, où le théâtre croise la résistance.
Enfin, saluons La Voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy, précieuse conversation entre Laurence Chable et Olivier Neveux. Un livre rare, pour transmettre l’héritage d’un créateur habité par le silence et la lumière.
Ces voix, ces gestes nous rappellent que le théâtre n’est jamais plus nécessaire que lorsque la nuit s’épaissit. Cette année encore, il a su, obstinément, nous éclairer.
Édito paru dans la 71e lettre du Syndicat de la Critique
62e Palmarès des prix de la critique Théâtre, musique et danse
Théâtre
GRAND PRIX (meilleur spectacle théâtral de l’année)
Le Procès de Jeanne, d’après les minutes du procès de condamnation de Jeanne d’Arc -1431, m.e.s. d’Yves Beaunesne
PRIX GEORGES-LERMINIER (meilleur spectacle théâtral créé en province)
Qui som?, de et m.e.s. de Baro d’Evel (Festival d’Avignon)
PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE
Léviathan, de Guillaume Poix, m.e.s. de Lorraine de Sagazan
PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (ex aequo)
Dämon, El funeral de Bergman, de et m.e.s. d’Angélica Liddell (Espagne)
Quatre murs et un toit, d’après des extraits de Bertolt Brecht, adaptation et m.e.s. de Lina Majdalanie et Rabih Mroué (Liban/Allemagne)
PRIX LAURENT-TERZIEFF (meilleur spectacle théâtre privé)
Les Liaisons dangereuses, d’après Choderlos de Laclos, adaptation et m.e.s. d’Arnaud Denis (Comédie des Champs-Élysées)
PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE (ex aequo)
Judith Chemla, dans Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne
Marina Hands, dans Le Soulier de satin, de Paul Claudel, adaptation et m.e.s. d’Éric Ruf et Une mouette, d’après La Mouette d’Anton Tchekhov, adaptation et m.e.s. d’Elsa Granat
PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN
Vincent Garanger, dans Article 353 du Code pénal, de Tanguy Viel, adaptation et m.e.s. d’Emmanuel Noblet
PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT (révélation théâtrale de l’année)
Daphné Biiga Nwanak, dans Absalon, Absalon d’après le roman de William Faulkner, adaptation et m.e.s. de Séverine Chavrier
PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE
Camille Rocailleux, pour Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne
PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES
Le Munstrum Théâtre (Adèle Hamelin, Mathilde Coudière Kayadjanian, Valentin Paul et Louis Arene) pour Makbeth, d’après la pièce de William Shakespeare, adaptation Lucas Samain en collaboration avec Louis Arene, m.e.s. de Louis Arène
PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE
Le Théâtre Palestinien et François Abou Salem, de Najla Nakhlé-Cerruti. Éd. Actes Sud
MENTION SPÉCIALE
La Voix sur l’épaule. Dans les passées de François Tanguy, de Laurence Chable, conversation avec Olivier Neveux.
Danse
GRAND PRIX (meilleur spectacle chorégraphique de l’année)
Crocodile, de et avec Martin Harriague
PRIX DE LA MEILLEURE PIÈCE DE RÉPERTOIRE OU RECRÉATION (nouveau Prix)
Forever (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch) par le Tanztheater Wuppertal / Terrain conception Boris Charmatz
PRIX DE LA MEILLEURE COMPAGNIE
Ballet de l’Opéra national du Capitole, direction Beate Vollack
PRIX DU MEILLEUR INTERPRÈTE
Loup Marcault-Derouard (Ballet de l’Opéra de Paris)
PRIX DE LA RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE
Soa Ratsifandrihana
PRIX DE LA MEILLEURE PERFORMANCE CHORÉGRAPHIQUE
Kill Me, de Marina Otero
PRIX DE LA PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE
Emmanuel Eggermont
PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA DANSE
Une histoire dessinée de la danse, par Laura Cappelle et Thomas Gilbert. Éd. du Seuil
PRIX DU MEILLEUR FILM SUR LA DANSE
Être noir à l’Opéra, de Virginie Plaut et Youcef Khemane. Documentaire ARTE 2024
Musique
GRAND PRIX (meilleur spectacle musical de l’année) ex aequo
Don Giovanni, de Wolfang Amadeus Mozart, m.e.s. de Jean-Yves Ruf, dir. mus. de Julien Chauvin
Il Nome della rosa, de Francesco Filidei, m.e.s. de Damiano Michieletto, dir. mus. d’Ingo Metzmacher
PRIX CLAUDE-ROSTAND (meilleure coproduction lyrique régionale et européenne)
Faust, de Charles Gounod, m.e.s. de Denis Podalydès, dir. mus. de Louis Langrée (Opéra national de Lille, Opéra Comique)
PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE
Emmanuelle Roy (décors) et Jean-Daniel Vuillermoz (costumes) pour Les Misérables, de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil, m.e.s. de Ladislas Chollat
PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra)
Magnificat, de Geoffroy Drouin par Les Métaboles, dir. mus. de Léo Warynski
PRIX DE LA PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE
Lucile Richardot, mezzo-soprano
PRIX DE LA RÉVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE (ex aequo)
Laurence Kilsby, ténor
Quatuor Elmire (David Petrlik, Yoan Brakha, Hortense Fourrier, Rémi Carlon)
PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA MUSIQUE
Les Femmes et la musique au Moyen-Âge, d’Anne Ibos-Augé. Éd. du Cerf
PRIX DE LA MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE (répertoires et publics)
Héloïse Luzzati, fondatrice de l’association Elles Women Composers, du label La Boîte à Pépites et du festival Un temps pour Elles