Emmanuel Eggermont © Jihyé Jung

Emmanuel Eggermont, le chorégraphe plasticien 

De la Ménagerie de verre, à Paris à la Comédie de Clermont, Emmanuel Eggermont, étoile éclatante du Festival d’Avignon, déploie son écriture singulière faite de matières, de textures. Rencontre.

Emmanuel Eggermont © Jihyé Jung

Étoile éclatante dans le firmament du Festival d’Avignon, l‘artiste nordiste déploie, de la Ménagerie de verre, à Paris, où il vient de danser son solo Aberration, à la Comédie de Clermont, où il présentera en novembre son sublime All Over Nymphéas, son écriture singulière faite de matières, de textures.

Comment la danse est-elle entrée dans votre vie ?

Emmanuel Eggermont : Très tôt. Je devais avoir à peine quatre ou cinq ans. J’avoue que je ne m’en souviens plus vraiment, mais c’est en tout cas ce que retient l’histoire familiale. Apparemment, je dansais beaucoup devant la télé, j’avais besoin de m’exprimer à travers le corps. Ma mère, ayant entendu parler d’une école de danse qui ouvrait non loin de chez nous, a décidé de m’y inscrire. Tout de suite, cela m’a plu. J’ai eu envie d’en faire encore plus, de m’investir totalement dans ce domaine artistique. C’est comme cela que j’ai commencé à suivre les cours donnés au Ballet du Nord. D’abord formé au classique, j’ai eu le désir d’aller vers d’autres horizons, d’autres cultures, de découvrir le contemporain et ses différents courants. 

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous diriger plus spécifiquement vers le contemporain ? 
Aberration d'Emmanuel Eggermont © Jihyé Jung

Emmanuel Eggermont : En grandissant, j’ai développé un goût de plus en plus prononcé pour cette forme d’écriture, de vocabulaire. Tout simplement, je crois, parce que ce que je voulais faire, ce que j’avais envie de danser, je ne le voyais pas. À cette même époque, j’avais comme professeur Thomas Lebrun. C’est lui le premier à m’avoir montré la voie du contemporain puis il m’a conseillé de suivre la formation du Centre national de danse contemporaine d’Angers, car à l’époque, l’aspect créatif, pour lequel j’avais une force appétence, y était beaucoup plus développé qu’en conservatoire. J’ai suivi son conseil. J’étais particulièrement attiré par les cours d’improvisation. Je n’aimais pas trop répéter des phrases, des mouvements écrits par un autre. J’avais déjà en moi ce désir d’écrire, de créer, d’inventer des formes, des combinaisons de mouvements. C’est d’ailleurs à cette période, à la fin des années 1990, que j’ai rencontré Raimund Hoghe. Il était en résidence au CNDC et, chose rare, donnait un atelier aux étudiants de ma promotion. Quand j’ai vu ce que ce petit homme pouvait faire sur scène, comment il se déplaçait dans l’espace en faisant de petits gestes mais avec une présence d’une force incroyable, j’ai su que c’était ce que je voulais faire. Cela a été pour moi une vraie révélation. Il m’a libéré de beaucoup d’interdits, des trop nombreuses règles qu’on m’avait enseignées et que je m’imposais. Si lui se donnait le droit de faire ce qu’il voulait, pourquoi ne pourrais-je pas faire de même ?

Très vite, votre diplôme obtenu, vous avez quitté l’hexagone ? 

Emmanuel Eggermont : À la sortie du CNDC d’Angers, j’ai été invité par Carmen Werner, chorégraphe espagnole, à venir danser à Madrid. Cela a été mon premier engagement en tant que danseur professionnel. La pièce a beaucoup tourné à travers le monde. Ce fut une expérience incroyable, qui m’a mené jusqu’en Corée du Sud. À cette occasion, j’ai été invité à donner un atelier. Je devais repartir au bout d’un mois, je suis resté presque deux ans. J’ai été rapidement fasciné par la culture de ce pays, l’envie des danseurs de découvrir de nouveaux horizons et comment le public accueille les œuvres, toujours dans la curiosité, jamais dans le jugement. J’ai donc souhaité prendre le temps de l’explorer. C’est d’ailleurs là-bas que j’ai eu mes premières expériences en tant que chorégraphe. Étant enseignant à l’Institut des arts de Séoul, j’ai pu expérimenter avec les étudiants mes projets artistiques, ma façon d’écrire la danse. 

En 2003, vous rentrez en France…
Aberration d'Emmanuel Eggermont © Jihyé Jung

Emmanuel Eggermont : Oui, cela m’a semblé le bon moment. Le désir de monter ma propre compagnie, de danser à nouveau en Europe, m’ont motivé. Mais le retour en France a été assez dur. Le temps était gris, c’était déprimant. Je ne voyais pas comment réussir à vivre si loin de l’atmosphère colorée et vivante de la Corée. Finalement, apprenant que Carmen Werner cherchait un danseur pour sa nouvelle pièce, je l’ai appelée et j’ai rejoint dans la foulée le projet de création en cours, une collaboration avec Tokyo. De nouveau en tournée, j’ai découvert cette fois grâce à elle le Japon. La transition parfaite entre Orient et Occident, pour revenir progressivement en France. C’est finalement en 2005, en été cette fois-ci, que je me suis définitivement installé à Lille, dans le Nord. J’avais l’envie de confronter tout ce que j’avais appris au fil de ces années, avec mon territoire, ma culture maternelle. Ainsi est né L’Anthracite.

Comment ces différentes expériences ont-elles nourri votre écriture ? 

Emmanuel Eggermont : En Corée du Sud, j’ai enseigné presque quotidiennement, donné des cours et des workshops. Je me suis confronté à la notion de transmission, ce que j’avais reçu et ce que j’avais à partager. Mais avec une chorégraphe que j’ai rencontrée à Séoul, j’ai également pu m’initier véritablement à l’improvisation. Ils nous arrivaient de faire des sessions d’improvisation pendant plusieurs heures en studio. C’était intense et passionnant. Aujourd’hui encore, je continue à travailler ainsi. Et de temps en temps on partait en forêt ou à la montagne pour réaliser ces mêmes séances de travail et puiser, dans l’énergie des éléments qui nous entourent, l’inspiration, de quoi alimenter les qualités de notre danse. Pour moi, cela a été surtout un éveil à une grande sensibilité de l’espace et de l’énergie qui est en mouvement autour de nous. Mais c’est aussi par ce travail, cette manière d’appréhender les choses qu’on peut aussi retrouver dans certaines peintures coréennes précocement abstraites de la fin du XIXe, que l’on se rend compte de l’importance du vide qui révèle la forme, du geste minimal et essentiel. C’est une chose fondamentale qui nourrit clairement ma danse. Travailler cette présence invisible, être en connexion avec les autres, avec l’espace autour de nous, est clairement au cœur de mon processus créatif. 

Vous parlez de peinture. Dans votre travail la place de l’art visuel et plastique est clairement centrale… 
All Over Nymphéas d'Emmanuel Eggermont © Laurent Paillier

Emmanuel Eggermont : C’est surtout une sensibilité particulière. Cela étant, Je ne me prétends pas plasticien. Mais il est vrai que les arts plastiques m’inspirent énormément. Je me sens parfois plus proche d’un sculpteur ou d’un un peintre. Dans ma manière d’envisager la danse, je préfère clairement parler de textures, de matières, comme le ferait un plasticien, plutôt que de phrases de mouvement, de langage. Je pense la chorégraphie comme une œuvre picturale faite d’impressions, de fragments chorégraphiques qui façonnent un paysage graphique, un espace scénographique en mouvement, explorent un champ chromatique… C’est assez visible dans les dernières pièces, qui font explicitement références à des artistes comme MonetSoulages ou Kandinsky. Mais je ne cherche pas à les imiter, à reproduire leurs œuvres au plateau : cela n’aurait pas de sens. Je m’intéresse plutôt au processus créatif, je m’en imprègne. Pour les Nymphéas par exemple, Monet s’est inspiré du même motif durant plus de 30 ans. J’ai donc questionné la notion de motif comme élément pictural, sujet du principe de série, mais aussi du motif comme raison d’agir. Puis, avec chaque interprète, nous avons défini une palette de motifs chorégraphiques à partir de motivations profondes qui se répètent indéfiniment dans la pièce. D’ailleurs, Il n’y pas de fleurs à proprement parler dans All Over Nymphéas, mais un lien profond s’établit pourtant avec l’œuvre qui a servi de point de départ à ce spectacle. 

Chez vous, tout est détail…

Emmanuel Eggermont : En effet, pour moi, chaque intention, chaque objet, chaque élément scénographique est important. Quand je conçois une scénographie, un environnement dans lequel évolue les interprètes, il y a toujours un lien avec les thématiques que j’aborde, avec le propos de la pièce. Tout est relié. J’aime prendre soin de chaque détail. Il est aussi important pour moi que le danseur, la musique, la lumière, la scénographie soient sur un même plan d’égalité. Objet, costumes, mouvements, tous contribuent à donner du sens à l’œuvre. 

Le nom de votre compagnie, L’Anthracite, fait entre autres référence au charbon, minerai qui fut longtemps le poumon économique du Nord, région d’où tu viens. La notion de terroir est-elle importante pour vous ?
All Over Nymphéas d'Emmanuel Eggermont ©Jihyé Jung

Emmanuel Eggermont : Disons plus exactement, que je suis fasciné par les cultures, que ce soit la mienne ou les autres. Aller à leur rencontre, les appréhender, est essentiel dans ma manière de travailler mais aussi dans ma façon de vivre. Quand on s’intéresse aux autres, on apprend beaucoup sur soi. C’est ce que j’ai pu expérimenter, en Espagne ou en Corée. Aller au cœur d’une culture sans jugements préconçus fait grandir et permet d’explorer ses propres racines. Avoir basé ma compagnie dans le Nord est surtout une façon de l’ancrer à un endroit précis, pour pouvoir le questionner et rayonner à partir de lui. D’ailleurs, mes danseurs sont tous, d’horizons très différents, que ce soit par leur origine, leur background socioculturel, leur façon d’appréhender la danse. Et j’aime bien cette idée de mélange. Cela permet de poser la question du construire ensemble, de notre capacité à connecter et à échanger, de notre capacité à communiquer.

Vous avez travaillé plus de quinze ans avec Raimund Hoghe. Comment cette rencontre a-t-elle nourri votre œuvre ? 
All Over Nymphéas d'Emmanuel Eggermont © Jihyé Jung

Emmanuel Eggermont : Quand je suis rentré en France en 2005, j’ai appris par des connaissances communes qu’il avait essayé de me contacter à plusieurs reprises, qu’il aurait bien aimé que l’on travaille ensemble. À peine un mois après mon retour, il m’a appelé. Il avait besoin d’un danseur pour reprendre le rôle qu’il voulait me confier deux ans plus tôt. Le destin, finalement, s’en est mêlé. Jusqu’à sa disparition en 2021, nous avons créé plusieurs pièces ensemble, échangé très régulièrement. Tout comme avec Carmen WernerRaimund laissait dans ses œuvres une grande place à l’interprète. Cela me me donnait la sensation d’exister pleinement dans les pièces, de ne pas être seulement un exécutant, mais vraiment d’être force de proposition. Avec lui, ce qui était fascinant, c’est qu’on allait toujours à l’essentiel, mais tout était là. Une grande richesse dans l’économie de moyens : c’est une chose que j’ai apprise de lui. Et aujourd’hui, j’imagine que cette qualité nourrit également les interprètes de mes pièces. Dans les rapports humains ou dans ma manière d’écrire, il y a beaucoup de choses que je partage avec eux, qui viennent en quelque sorte de Raimund. Il m’a appris à suivre mon propre chemin, à faire ce que je sens nécessaire, et, en citant Maria Callas, de ne pas chercher un « easy applause », mais l’expression du travail et des vrais sentiments. Je fais en sorte de toujours suivre ses conseils. De lui, j’ai aussi acquis une forme de sincérité, qui est le terreau de mon travail. Certains diront que mon écriture est précise, je dirais plutôt qu’elle est authentique, qu’elle est due à la capacité du danseur de se connecter totalement avec l’instant présent et avec la raison précise de sa mise en mouvement. 

Vous êtes détenteur des droits sur ses pièces… 

Emmanuel Eggermont : En effet. C’est une vraie responsabilité. Je dois continuer à faire vivre son œuvre, non pas en poursuivant la tournée de ses pièces sans lui, ce qui n’aurait aucun sens, mais en faisant que ce qu’il a créé perdure ou se transmette d’une certaine façon. On a d’ailleurs, avec un certain nombre de ses danseurs, imaginé une pièce hommage, une sorte de performance qui nous permet de lui dire au revoir à notre manière, mais aussi de montrer à une nouvelle génération ce qu’il était, son talent, sa créativité. Cette réflexion sur l’héritage et la filiation dans le champ chorégraphique vient aussi nourrir ma propre démarche. C’est d’ailleurs assez sensible dans l’écriture d’All Over Nymphéas, que j’étais en train de créer au moment de sa disparition. Cette pièce lui est dédiée.

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore 

Aberration d’Emmanuel Eggermont
Création au Pavillon ADC de Genève
Présenté le 24 et 25 octobre à La Ménagerie de Verre
Tournée
23 au 26 novembre 2022, à Boom’Structur Clermont-Ferrand

All Over Nymphéas d’Emmanuel Eggermont
Création Festival d’Avignon juillet 2022
Tournée
le 15 et 16 novembre 2022 à La Comédie de Clermont-Ferrand
Avril 2023 au Festival DDD, Dias das Dança, Porto, (Portugal)

Crédit portrait © Jihyé Jung
Crédit photos © Jihyé Jung & © Laurent Paillier

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