L'Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène d'Émilie Charriot © Patrick Fouque
© Patrick Fouque

L’Amante anglaise : Émilie Charriot au-delà des mots 

Au Théâtre de Vidy-Lausanne, la metteuse en scène franco-suisse s’empare avec agilité de la prose durassienne et donne au fait divers sordide des allures de roman noir décalé. 

Décontracté, Nicolas Bouchaud l’interrogateur, entre dans la salle. Il s’installe au-devant de la scène, sort son portable, intime à chacun de le couper, et lance nonchalamment une musique d’ambiance. Les premières notes s’égrènent. Les paroles sont quasi inaudibles jusqu’au refrain. Enfin, se détache deux mots, la folie. C’est le titre en français du groupe rock britannique The Stranglers, qui fait écho à un meurtre atroce qui a eu lieu à Paris en juin 1981. 

L'Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène d'Émilie Charriot © Sébastien Agnetti
L’Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène d’Émilie Charriot © Sébastien Agnetti

Un soir de printemps, un étudiant japonais invite à dîner chez lui une de ses condisciples d’origine néerlandaise, la tue, la dépèce et en mange certains bouts. Comme le souligne avec une certaine malignité le comédien, le crime est violent, barbare, mais n’étant pas politique, ce n’est pas une information, mais bien un fait divers. C’est-à-dire un événement terrible, qui fascine et rebute, mais qui finalement est assez insignifiant à l’échelle du reste de l’actualité. 

C’est sous cet angle entre drame et tragi-comédie qu’Émilie Charriot relie l’œuvre de Marguerite Duras. Elle s’empare des faits pour mieux creuser la psyché de chacun des protagonistes. Celle du mari, Pierre Lanne (Laurent Poitrenaux trouble à souhait), tout d’abord, qui n’a rien vu, rien entendu. Puis celle de l’épouse meurtrière, Claire Lanne (lumineuse Dominique Raymond), qui est incapable d’expliquer son geste faute d’avoir répondu à la bonne question, et enfin en creux, celle de l’assassinée, qui s’est retrouvée découpée façon puzzle aux quatre coins de la France. 

Ni juge, ni avocat, l’interrogateur a tout d’un inquisiteur de l’inconscient. Direct, il creuse là où cela fait mal. Il pousse chacun de ses interlocuteurs dans ses retranchements. Il n’est pas là pour donner bon point ou mauvais point ou pour décider d’une quelconque sentence. Deux choses l’animent : comprendre les motivations criminelles et retrouver le dernier élément qui permettrait d’identifier avec certitude la victime, sa tête toujours manquante. 

L'Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène d'Émilie Charriot © Sébastien Agnetti
© Sébastien Agnetti

Inspirée d’un fait divers réel survenu en France en 1949 à Savigny-sur-Orge, L’Amante anglaise est un diptyque fascinant, une plongée vertigineuse dans les méandres noirs de l’âme humaine. Sans jamais se faire face ou échanger le moindre mot, les deux époux dialoguent par l’entremise de ce troisième personnage qui n’a ni nom, ni fonction. Au fil des échanges se dessine une réalité plus sombre qu’il n’y parait. Étalé ainsi au grand jour de petites confidences, le quotidien du couple, bien que très banal, fait tomber les masques. Pierre Lanne se révèle un brin pervers narcissique et Claire Lanne une femme « qui ne s’est jamais accommodée de la vie » en particulier et en général. 

Folie passagère ou geste criminel inscrit de longue date dans les gènes de Claire Lanne, ce n’est pas l’important. Marguerite Duras ne cherche pas à expliquer l’acte meurtrier mais plutôt à montrer les mécanismes latents qui y ont mené. Machisme de l’un, étiolement de l’autre, désintérêt, manque d’entrain, omniprésence d’une troisième personne qui bien qu’elle facilite le quotidien pourrit chaque jour un peu plus les rapports maritaux, c’est dans ces riens que le fait divers trouve son terreau. 

L'Amante anglaise de Marguerite Duras, mise en scène d'Émilie Charriot © Sébastien Agnetti
© Sébastien Agnetti

Avec ingéniosité et une forme de légèreté, Émilie Charriot se glisse dans ces interstices, dans ces non-dits. Au-delà de l’horreur du crime, elle dresse un portrait savoureux de ce couple désunit et en dissèque habilement les moindres failles. Lui est assis dans le public. Il est un quidam comme un autre, avant de venir sur scène roder autour de sa femme. Elle, toute vêtue de noire, telle une petite fille, et reste stoïque face aux questions insistantes de l’interrogateur. 

Deux mondes s’affrontent. Un système et sa victime. Lui ne demande qu’à être blanchi pour retourner dans l’anonymat de son sexisme latent. Elle à être écoutée même dans ses silences. Grâce à sa mise en scène rock autant qu’épurée, presque abstraite, et sa direction d’acteurs – tous excellents- très vive, Émilie Charriot insuffle un vent nouveau et frais aux mots de Duras. Loin du travail de Jacques Osinski, elle refuse le pesant du tragique et fait vibrer l’humanité exsangue de ce couple dysfonctionnel. Fascinant d’intensité aérienne ! 


L’amante anglaise de Marguerite Duras
Théâtre de Vidy-Lausanne
Salle 64, Charles Apothéloz
Emile-Henri Jaques-Dalcroze 5
CH-1007 Lausanne
du 27 novembre au 7 décembre 2024
Durée 1h40 environ

Tournée
7 et 8 janvier 2025 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle
21 au 25 janvier 2025 à Bonlieu, Scène nationale, Annecy
30 janvier au 02 février 2025 au Théâtre Saint-Gervais, Genève
21 mars au 13 avril 2025 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris

Mise en scène d’Émilie Charriot
Avec Nicolas Bouchaud, Laurent Poitrenaux et Dominique Reymond
Dramaturgie d’Olivia Barron
Lumière et scénographie d’ Yves Godin
Costumes de Caroline Spieth

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