© Richard Schroeder

Nicolas Bouchaud, acteur public et artiste fidèle

À l'occasion de son passage au Théâtre des 13 vents à Montpellier, rencontre avec Nicolas Bouchaud, artiste généreux, sincère et engagé.

Couvert de son bonnet et de son écharpe pour affronter le froid montpelliérain de ce début d’année, Nicolas Bouchaud s’approche de sa grande silhouette dans les rayons encore timides du soleil qui s’apprête à baigner la Place de la Comédie. La veille, il a joué Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard au Théâtre des 13 vents. C’était le 11 janvier, jour de l’annonce du remaniement ministériel qui venait de changer, une nouvelle fois, le visage de la ministre de la culture. Son double expresso et son orange pressée avalés, nos regards se croisent. Il sait qu’il n’échappera pas au sujet. Quelque chose me dit qu’il n’a pas envie de se taire, de toute façon.

Je lui raconte que nous avons appris la nouvelle juste avant d’entrer en salle, nous plongeant dans un état étrange pour assister à la représentation. « Pour ma part aussi », m’assure-t-il avec un sentiment que je n’arrive pas encore bien à décrypter, « ça ne m’a pas aidé pour commencer le spectacle ». Il fait avant tout le constat que cinq ministres se sont succédé à la culture en six ans de mandat présidentiel. Cet état de fait se poursuit depuis des décennies, rappelle-t-il, pointant du doigt l’essentiel de ce que cela traduit : « les gouvernements successifs ne savent plus quel est le sens d’un ministère de la culture ». Listant les combats auxquels il a été confronté depuis ses débuts dans les années 90 — l’intermittence, les crises successives, le dévoiement de la culture dite populaire —, il déplore un capitalisme culturel qui voudrait répondre à une certaine demande du public… « Fiction totale ! Un public ne se crée qu’au contact avec une œuvre ! »

Maîtres anciens © Charles Paulicevich

Il faut dire que Nicolas Bouchaud entretient un lien particulier avec le public, une relation de l’ordre de l’essentiel qui s’est alimentée, augmentée et modifiée au fil du temps. Ce n’est pas pour rien si, dans les projets qu’il initie — notamment Maîtres anciens et La Loi du marcheur avec Éric Didry et Véronique Timsit —, il accorde une grande importance à cette connexion entre la salle et la scène. Car s’il se souvient avoir trouvé difficile ce rapport avec les spectateurs dans la mise en scène de L’Otage de Claudel par Bernard Sobel en 2002, notamment en raison de l’obscurité et d’un quatrième mur infranchissable, c’est sous la direction de Jean-François Sivadier dans Italienne, scène et orchestre que tout s’éclaircit. Dans ce projet qui met précisément le public au cœur du dispositif, et après deux mois de répétitions à huis clos, il fait face à l’indéniable : « Je parlais aux gens, mais je ne leur parlais pas ».

Depuis, quelles que soient les conditions de la représentation ou les contraintes techniques de la scénographie, Nicolas Bouchaud ne perd jamais de vue le rapport au public. « C’est la façon dont on s’adresse, pas seulement la teneur, qui va faire que quelque chose passe ou ne passe pas. » Travaillant avec acharnement et sincérité sur cette relation au spectateur, il donne ainsi un sens à cette révélation qui l’a cueilli à ses débuts, alors qu’il pensait s’orienter vers la mise en scène : « C’est un vrai plaisir physique, charnel que d’être sur scène face à un public ». Autant dire qu’être privé de public durant la crise sanitaire n’a pas été simple. Alors que la reprise de Maîtres anciens est annulée deux années de suite au Théâtre de la Bastille en raison du covid, les circonstances amènent à de nouvelles formes. À la demande de la chaîne Culturebox, il confie à Mathieu Amalric la réalisation d’un film adapté de la pièce. Cet « objet hybride entre théâtre et cinéma » tourné dans une salle vide ouvre de nouvelles pistes de lecture et d’interprétation.

Ce n’est pas la première expérience de Nicolas Bouchaud face caméra. Il a déjà tourné dans plus d’une dizaine de films, mais quelque chose est différent dans le monde du cinéma. Il y a notamment ce besoin de réalisme, de correspondre à un personnage, besoin dont s’affranchit le théâtre et qui fait que l’on peut jouer Lear à quarante ans. Hormis pour quelques exceptions, comme avec Pierre Salvadori, le plaisir de jouer n’y est pas le même : « Le cinéma est d’essence réaliste, c’est dommage parce que c’est un peu un manque d’imagination. Au théâtre les choses sont possibles avec le désir du regard de l’autre ».

S’il n’en fait pas la démarche lui-même, Nicolas Bouchaud ne boude pas pour autant son plaisir à travailler pour le cinéma. Lui qui porte au plateau des entretiens avec le critique Serge Daney dans La Loi du marcheur sait tout ce que la scène et l’écran ont en commun. Ainsi définit-il par ces mots empruntés à Daney tout l’enjeu de son travail d’acteur : « Inventer un temps à moi dans lequel je puisse vivre, mais qui est aussi le temps de quelqu’un d’autre ». Outre le spectateur à qui elle se réfère évidemment, cette citation s’applique aussi à son travail de comédien. Après avoir longtemps considéré l’apprentissage d’un texte comme un emprisonnement, il a appris à s’en affranchir en y trouvant son propre espace de liberté : « Pour mémoriser un texte, il faut créer soi-même des images de pensée qui vont faire que le texte s’imprime »

Ses espaces de liberté, Nicolas Bouchaud les trouve depuis toujours auprès de ses partenaires artistiques. Intronisé au sein du Groupe T’chan’G par Didier-Georges Gabily au début des années 90, il se réfère à son premier metteur en scène fétiche comme à un mentor auprès duquel il a pris conscience que « chaque spectacle est une aventure » et que « tout se partage ». Auprès de lui, il réalise son désir et son besoin de travailler au sein d’un groupe : « Quand j’ai commencé à faire ce métier, je voulais d’abord rencontrer une famille ».

Depuis, une forme de fidélité saute aux yeux lorsqu’on regarde les noms de ses collaborateurs, avec qui il traverse des périodes entières. Éric Didry et Véronique Timsit en font partie, tout comme Sylvain Creuzevault qui lui a proposé de prendre part à son travail autour de Dostoïevski, donnant lieu à trois pièces : Les Démons, Les Frères Karamazov et Le Grand Inquisiteur. Mais s’il y a bien un metteur en scène que l’on associe sans mal à Nicolas Bouchaud, c’est Jean-François Sivadier. Depuis plus de vingt ans, les deux hommes ont travaillé ensemble sur plus d’une dizaine de projets, les rendant presque indissociables. « La fidélité c’est la traversée d’une expérience », m’explique-t-il lorsque je l’interroge sur le sujet, précisant si nécessaire : « Je ne ferais pas des compagnonnages aussi longs avec des gens qui ne m’intéressent pas. Ce sont des gens qui, dans le paysage français, font un travail singulier, personnel ».

La Loi du marcheur © Brigitte Enguérand

Après plus de trente ans de scène, Nicolas Bouchaud n’en finit pas d’apprendre à être acteur. « Si tout va bien, on ne cesse de mûrir », note-t-il à propos du temps passé et à venir, sur scène ou non. Dernièrement, son interprétation de Iago dans l’Othello mis en scène par Sivadier lui a rappelé ce qu’est un comédien qui peut changer de masque d’une scène à l’autre, et voilà qu’il joue Maîtres anciens d’une façon nouvelle. Cette plasticité de l’acteur, ces corrélations qu’il trouve entre les différents spectacles, cet apprentissage infini font partie intégrante de son travail.

Pourtant, au-delà du plateau, une nécessité s’impose : celle de son rôle en tant qu’artiste. « Il faut arriver à réenchanter quelque chose dans un monde qui n’est vraiment pas enchanteur. Quand je me demande ce que j’ai envie de faire comme prochain projet, je suis confronté à cette question de trouver un espace respirable dans un monde irrespirable. On cherche des moyens d’agir, on a envie d’agir, mais beaucoup de forces nous maintiennent à terre. » Mais que son sens de la formule — pas totalement conscient — nous rassure : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».


Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard
Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier
Du 10 au 12 janvier 2023
Durée 1h30

De Thomas Bernhard
Projet de Nicolas Bouchaud
Mise en scène d’Éric Didry
Interprète : Nicolas Bouchaud
Traduction française : Gilberte Lambrichs
Adaptation : Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, Éric Didry
Collaboration artistique : Véronique Timsit
Scénographie et costumes : Élise Capdenat, Pia de Compiègne
Lumière : Philippe Berthomé, en collaboration avec : Jean-Jacques Beaudouin
Son : Manuel Coursin
Voix : Judith Henry

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