Il est dix heures du matin. Le Domaine d’O bruisse d’une petite effervescence. Devant le Théâtre Jean-Claude Carrière, les spectateurs arrivent petit à petit. Certains prennent des cafés, d’autres remplissent leurs gourdes. Plus qu’un spectacle, Julien Gosselin annonce un voyage, une immersion, une expérience dans les mots et les silences de Duras, qui va durer près de onze heures.
Une salle en mouvement
Dans la salle, le dispositif est clair. Un plateau blanc, entouré de gradins. Les spectateurs s’installent librement. Certains dans les gradins, d’autres sont invités sur la scène, parfois pour s’y asseoir, d’autres pour s’y allonger à même le sol. On peut circuler, changer de place, chacun est libre de vivre cette journée comme il l’entend. Le théâtre devient un espace de partage.

Le noir tombe. Une voix s’élève, celle de Founémoussou Sissoko. Sans geste, dans l’obscurité, elle s’empare de L’Homme assis dans le couloir. Sa voix, amplifiée, modulée, modifiée, évoque sexualité crue, trouble charnel, violence du désir et obsession. Tout passe par les mots, le souffle, les silences haletants. L’entrée est puissante, percutante, déroutante.
Très vite, l’univers du metteur en scène, son travail sur le son, avec la collaboration de Guillaume Bachelé, et l’image, deviennent un terrain de jeu foisonnant pour les élèves du conservatoire. L’espace évolue à vue, on est en mouvement. La frontière entre salle et plateau se dissout. Le public fait partie de l’expérience.
Une aventure de création collective
Cette odyssée théâtrale n’est pas née par hasard. Invité à animer un atelier au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, le metteur en scène, nouveau directeur de l’Odéon – théâtre de l‘Europe, a choisi de mener un travail au long cours avec une partie de la promotion sortante. Ensemble, ils ont exploré les textes de Marguerite Duras, ses thématiques obsédantes – le désir, la mémoire, l’Histoire, l’écriture elle-même – mais aussi ses formes, si mouvantes.
Au fil des mois, le projet a pris la forme d’une rétrospective vivante, celle d’un Musée Duras en mouvement, conçu pour et avec ces jeunes acteurs. Chacun y a trouvé sa place, son texte, sa manière de s’approprier l’univers de l’autrice. Le travail a aussi été un laboratoire de formes théâtrales, où le réalisme côtoie la performance, le théâtre se mêle à la vidéo et à la musique électronique.
Ce processus de transmission irrigue toute la représentation : le lien entre les acteurs et le metteur en scène est palpable, l’engagement collectif, saisissant. Le public assiste ainsi autant à un hommage qu’à une initiation, un passage de relais vers une nouvelle génération.
Des corps traversés par les mots
Au fil des heures, les séquences s’enchaînent. Théâtre, performance, installation sonore ou visuelle. Julien Gosselin puise dans l’œuvre de Duras en variant les formes. On passe d’une pièce dialoguée à un récit fragmentaire, d’une scène en langue étrangère à une performance en immersion.
Rita Benmannara bouleverse avec La Maladie de la mort. Assise parmi les spectateurs, elle porte ce texte jusqu’aux larmes, face à Mélodie Adda, qui reçoit cette parole unique au plus profond de son corps et de son âme. La salle retient son souffle. Alice Da Luz Gomes donne chair à L’Amant dans un solo intense. Son corps tout entier, qui se tord, se plie et se libère petit à petit d’une morale petite-bourgeoise d’expatriés, porte la jeune fille de quinze ans, traversée par le désir de cette première fois brûlante et incandescente. Une performance physique qui attrape, saisit et mets K.O.
L’amour, le couple creusés jusqu’à l’os

À peine le temps de reprendre son souffle (dix minutes) que s’affichent sur les écrans noirs des noms japonais. Puis les premiers mots prononcés évoquent la guerre, la terre dévastée. Yanis Doinel – époustouflant de vérité – et Violette Grimaud – troublante d’humanité – se glissent dans la peau des amants maudits d’Hiroshima mon amour. La partition de ses deux âmes blessées est d’une beauté bouleversante.
À son tour, Louis Pencréac’h, en transe quasi catatonique, devient imperceptiblement Duras et donne à entendre La Douleur. Il dit l’attente de Robert Antelme, la peur, l’absence, les camps de concentration. Le texte est porté avec retenue. Le silence dans la salle est dense. Le parcours se termine avec L’Homme atlantique. Clara Pacini entraîne le public dans une performance entre voix, souffle et chant. Une ultime séquence d’une grande force.
Tout au long de la journée, l’engagement des jeunes comédiens est impressionnant. Ils investissent les textes avec sincérité et une liberté de ton remarquable. Leurs mois de recherche en atelier transparaissent dans cette capacité à habiter les mots de Duras, sans les figer ni les illustrer.
Le travail sur la langue, celle de Duras, bien sûr, mais aussi celle de cette jeunesse qui s’en empare à leur manière, est marquant. Certaines séquences sont jouées en arabe, en dari, en anglais, en allemand ou en japonais. Les surtitres créent une autre lecture et obligent le regard à se déplacer vers l’écran, outil théâtral favori de Gosselin.
Quand le parti pris divise
Tout ne fonctionne pas avec la même force. Certains choix d’adaptation divisent. Sur L’Amante anglaise, Gosselin choisit de casser l’image attendue de Claire Lannes. Juliette Cahon la campe en femme provinciale, accent appuyé, presque caricatural. En ramenant le texte à un fait divers trop concret, l’adaptation en perd la densité mystérieuse.
Mais ces réserves n’effacent pas l’essentiel. Ce Musée Duras tient sa promesse, faire entendre l’écriture de Duras pour la rendre présente et vivante par un dispositif libre, inventif, et par le souffle d’une génération d’acteurs en formation, pour qui cette aventure restera sans doute fondatrice.
On sort de cette traversée un peu sonné, habité. Avec des images, des voix, des éclats d’émotion en mémoire. Et l’impression d’avoir vécu, au théâtre, une expérience rare.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier
Musée Duras de Julien Gosselin d’après les écrits de Marguerite Duras
Créé le 18 octobre 2024 au Conservatoire national supérieur d’art dramatique-PSL, dans le cadre des Ateliers de 3e année
durée 10h environ (composé de cinq performances de deux heures à voir en continu ou séparément)
Tournée
7 et 8 juin 2025 au Domaine d’O dans le cadre du Printemps des Comédiens
9 au 30 novembre 2025 à l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Mise en scène et scénographie de Julien Gosselin
Avec des élèves de la promotion 2025 du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris : Mélodie Adda, Rita Benmannana, Juliette Cahon, Alice Da Luz Gomes, Yanis Doinel, Jules Finn, Violette Grimaud, Atefa Hesari, Jeanne Louis-Calixte, Yoann Thibaut Mathias, Clara Pacini, Louis Pencréac’h, Lucile Rose, Founémoussou Sissoko et la participation de Guillaume Bachelé et Denis Eyriey
Dramaturgie d’Eddy D’aranjo
Collaboration à la vidéo – Pierre Martin Oriol
Musique de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde
Lumière de Nicolas Joubert
Collaboration à la scénographie – Lisetta Buccellato
Costumes de Valérie Montagu
Assistante à la mise en scène – Alice de la Bouillerie
Régie générale – Loraine Mercier; Régie lumière : Nicolas Joubert et Lou-Hanna Belet, Régie vidéo – Raphaël Oriol et Baudouin Rencurel & Régie son – Dominique Ehret et Julien Feryn
Machinerie/accessoires – Nathalie Auvray
Habillement – Nicolas Dupuy
et l’équipe de l’Odéon-Théâtre de l’Europe