Radouan Leflahi © Andrei Runcanu

Radouan Leflahi, Un Dom Juan à l’os

À la Villette, dans le cadre du festival 100 %, Radouan Leflahi illuminera fin mars le Dom Juan cynique et dépressif de David Bobée.

Radouan Leflahi © Andrei Runcanu

Comédien fétiche de David Bobée depuis plus d’une décennie, Radouan Leflahi a su imposer au fil des ans, des spectacles, de Lucrèce Borgia à Dom Juan, en passant par Peer Gynt, un style très instinctif, presque animal, une présence irradiante, un sens inné du plateau. Loin des théâtres, des plateaux de ciné, c’est dans un café de quartier, autour d’une tasse de thé, qu’il a accepté d’ouvrir le temps d’un Rendez-vous, son jardin secret. 

© Andrei Runcanu

Paris est gris en ce jour de grève, dans quelques heures, Radouan Leflahi doit prendre l’un des rares trains qui circulent pour Martigues, où il joue le lendemain Dom Juan, au théâtre des Salins. Un sac à dos noir, ce n’est pas le genre à s’encombrer. Il est presque midi. C’est à deux pas de la station aérienne de Jaurès qu’on s’est donné rendez-vous. Silhouette longiligne dédoublée par une longue doudoune, jean, baskets, il a le look décontracté d’un ado. C’est son regard qui accroche. Ses yeux noirs perçants scrutent l’horizon, font la mise au point. Il n’y a pas à dire, à l’observer de loin, au-delà de son allure décontractée, simple, se dégage de lui un magnétisme certain. 

Peer Gynt d'Ibsen - Mise en scène de David Bobée © Arnaud Bertereau
Peer Gynt d’Ibsen © Arnaud Bertereau

Le visage taillé à la serpe, rasé de près, si ce n’est une petite barbichette, qui adoucit ses traits, Radouan Leflahi a une gueule. Un poil timide, mais extrêmement généreux, curieux, il a le sourire facile, le désir de mieux connaître l’autre. Loin des apparences de jeunes premiers qui lui collent à la peau, le comédien affiche une belle maturité, une intelligence rare de son art et l’envie chevillée au corps de continuer à explorer son métier, d’aller vers d’autres rivages, de se confronter à d’autres esthétismes. Préparant avec minutie le thé qu’il vient de commander, il évoque son goût pour le jeu, sa passion pour les mots. « J’ai toujours su que je voulais être acteur, raconte-t-il d’emblée. Petit, je regardais les films de Jim Carrey, de Louis de Funès et de Denzel Washington. Je voulais être comme eux, faire du cinéma. Mais habitant dans la banlieue rouennaise, je n’avais aucune idée de comment m’y prendre. Je pensais que c’était inaccessible. » À cette époque, le théâtre lui est quasiment étranger. Quelques souvenirs lui reviennent en mémoire, notamment d’avoir vu ado Drink me Dream me de Yann Dacosta, une adaptation très personnelle du roman de Lewis Caroll, Alice aux pays des merveilles. Le bac en poche, il décide de se lancer, s’inscrit au conservatoire de Rouen. « J’étais assez naïf, se souvient-il. Très vite, je me suis rendu compte que ça allait me demander beaucoup de travail. Et puis j’ai découvert Racine. Je suis tombé amoureux de sa langue, des vers, de la manière dont ils doivent être dits. J’ai compris que ce n’est pas tant le 7e art qui m’intéressait, mais bien le fait de jouer, de donner vie à des textes. »

Malgré le bruit autour de nous, bus, motos, mobylettes défilent sans cesse, et le froid humide de cette journée de mars, l’atmosphère se fait chaleureuse. De plus en plus détendu, il se confie sur ce qu’il préfère dans son métier. « Je n’aime rien tant que les répétitions. Ce n’est pas tant la finalité qui m’intéresse que tout le travail en amont. Les discussions, les échanges où chacun donne son point de vue, pour trouver le bon ton, l’approche la plus juste. » Habitué à l’effet de troupe, depuis qu’il a été repéré en 2010 par David Bobée, le jeune artiste en reconnaît les effets bénéfiques et protecteurs, mais se méfie de l’enfermement, du risque de s’endormir sur ses lauriers. « J’ai besoin de découvrir de nouveaux univers, de me lancer des challenges, d’évoluer, d’être toujours dans l’action. Je refuse la routine. J’ai beaucoup de chance de pouvoir concilier les deux, notamment grâce au cinéma, à la télé, où je suis confronté à d’autres personnes, d’autres manières de travailler. » 

Ogres d'Yann Verburgh - mise en scène d'Eugen Jebeleanu - avec Radouan Leflahi  © Olivier Balladur
Ogres d’Yann Verburgh © Olivier Balladur

S’il est très à l’aise avec les textes classiques et les adaptations très modernes qu’en fait David Bobée, c’est avec Eugen Jebeleanu qu’il se familiarise avec les écritures contemporaines. « C’est une belle rencontre. Eugen est un artiste rare, un touche-à-tout aussi bien à l’aise au plateau que derrière une caméra. Jouer dans Ogres, une pièce sur l’homophobie d’Yann Verburgh, puis dans son film Poppy Fields, a été pour moi très important. J’avais l’impression que tout était d’une fluidité incroyable, comme si on se connaissait depuis toujours. C’est très agréable cette sensation et aussi de travailler dans ces conditions. Étrangement, j’ai eu le même ressenti avec Nawell Madani. Je viens de tourner avec elle Jusqu’ici tout va bien, une série pour Netflix. Tous deux à des endroits très différents m’ont fait confiance, m’ont offert de très beaux rôles. Cela me fait avancer. » Jamais à l’arrêt toujours en mouvement Radouan Leflahi a cet appétit permanent de questionner la matière dramatique, de comprendre les pourquoi et les comment de son personnage, de se fondre en lui pour en révéler l’essence. « Pour accepter un rôle, quel qu’il soit, j’ai besoin de sentir qu’il est indispensable à l’histoire, qu’il apporte quelque chose. Je marche beaucoup au feeling, à la confiance. C’est primordial pour moi, c’est ce qui nourrit le projet et en fait un objet unique. » 

Dom Juan de Molière - Mise en scène de David Bobée - avec Radouan Leflahi © Arnaud Bertereau
Dom Juan de Molière © Arnaud Bertereau

Confiant en l’avenir, calme en extérieur, on sent chez le comédien une autre dimension, plus bouillonnante, presque rugissante, derrière le masque. Une volonté de mordre la vie par les deux bouts, mais avec raison et intelligence. S’il rêve de jouer Racine, il n’en reste pas moins un acteur curieux, prêt à relever tous les challenges. Refusant les a priori, il aime à découvrir d’autres pensées, d’autres lectures. « Quand David [Bobée] m’a proposé Dom Juan, explique-t-il. Il a d’abord voulu que je relise la pièce, pour qu’on en discute, pour qu’il puisse me présenter son point de vue, la manière dont il voulait le traiter, loin de l’image de l’homme sans foi ni loi, séducteur patenté. Il voulait y insuffler autre chose de plus noir, de moins lumineux. C’est un homme en fin de course, en perdition. Il est en pleine dépression. Il porte en lui tout ce que l’on déteste, le mâle, le patriarcat dans toute sa splendeur. David a été assez intelligent pour nuancer cela. Ce n’est pas un monstre, un mec dégueulasse. C’est à mon sens, un mix entre Richard III et Cyrano de Bergerac. Il a le cynisme de l’un, le beau langage, la poésie de l’autre. » 

Loin des rôles de jeunes premiers, auxquels il est habitué, Radouan Leflahi trouve en Dom Juan enfin un personnage plus complexe, qui demande un jeu varié et nuancé, une maturité de jeu. « Dans nos métiers, c’est toujours compliqué de sortir du moule, de ne pas avoir d’étiquette. L’important pour moi est de montrer que je peux prendre d’autres chemins, me frotter à d’autres univers. Le cinéma me le permet. Au théâtre, c’est plus complexe. Il y a plein d’artistes avec lesquels j’aimerais travailler. Je suis assez patient, je ne doute pas qu’un jour cela se fera. » 

Actuellement à l’affiche de Petites de Julie Lerat-Gersant, sorti sur grand écran le 22 février dernier, le comédien foulera les planches de la grande halle de la Villette, du 30 mars au 2 avril dans le cadre du Festival 100 %, puis s’envolera pour la Roumanie pour tourner dans le film Ink Wash de Sarra Tsorakidis. Félin, racé et profondément authentique, Radouan Leflahi poursuit sa route. Les cheveux au vent, un sourire éclairant son visage, le jeune homme n’a pas dit son dernier mot. Plein d’espoir en l’avenir, croyant en sa bonne étoile, avec son travail acharné, il met toutes les chances de son côté pour sortir des carcans et déployer ses ailes d’artiste complet.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Dom Juan ou le festin de pierre de Molière
Création en le 17 janvier 2023 au Théâtre du Nord
Durée 2h40

Tournée
les 16 et 17 mars 2023 à la Scène Nationale Carré-Colonnes, Saint-Médard en Jalles (33)
les 23 et 24 mars 2023 à L’Avant-Seine, Colombes (92)
du 30 mars au 2 avril 2023 à La Villette, Paris (75)
les 6 et 7 avril 2023 au
Phénix, Scène Nationale de Valenciennes (59)
les 14 et 15 avril au Carré, Sainte-Maxime (83)
du 19 au 21 avril 2023 à la Maison des arts de Créteil (94)
du 25 et 28 avril 2023 à La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale (63)
les 4 et 5 mai 2023 à La Filature, Scène Nationale, Mulhouse (68)
les 7 et 8 juin 2023 – La Coursive, Scène Nationale de la Rochelle (17)

Mise en scène et adaptation de David Bobée
Radouan Leflahi, Shade Hardy Garvey Moungondo, Nadège Cathelineau, Nine d’Urso, Orlande Zola Gusman, Catherine Dewitt, XiaoYi Liu, Jin Xuan Mao 
Scénographie de David Bobée et Léa Jézéquel
Lumière de Stéphane Babi Aubert assisté de Léo Courpotin
Vidéo de Wojtek Doroszuk assisté de Fanny Derrier
Musique de Jean-Noël Françoise
Costumes d’Alexandra Charles assistée de Maud Lemercier

Teaser de Dom Juan © Théâtre du Nord
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