Ce soir-là, le hall du théâtre bruisse d’un joyeux brouhaha. Les festivaliers échappent à la touffeur de la ville pour plonger dans deux univers chorégraphiques contrastés. À l’affiche, deux pièces qui interrogent chacune à leur manière le lien : à soi, à l’autre, à la communauté.
Une danse de l’écoute et de l’intime avec Annie Hanauer
Dans la petite salle, la soirée s’ouvre avec Starting with the Limbs, nouvelle création confiée à Annie Hanauer par la compagnie L’Autre maison. Dès l’entrée en scène, des néons suspendus zèbrent l’espace comme des éclairs figés. Le plateau, ceint de tentures noires et bordé de projecteurs, évoque un monde en mutation, en attente d’un changement de paradigme où l’inclusion ne serait plus un simple mot.
Quatre interprètes – trois femmes et un homme – entrent successivement, à pas mesurés. Certains s’aident d’une béquille ou d’un fauteuil roulant, d’autres laissent transparaître des micro-vibrations involontaires dans leur gestuelle. Très vite, ce ne sont plus ces signes visibles qui retiennent l’attention, mais leur manière d’être présents, de s’écouter, de se relayer. Les gestes sont simples, sincères. Les objets qui les accompagnent au quotidien deviennent des partenaires de jeu. Rien n’est surligné. Une danse du soin et de l’écoute émerge, fluide et organique.
Peu à peu, des structures géométriques modulables, imaginées par le designer Ghali Bensouda, apparaissent. Mi-architectures mobiles, mi-prothèses poétiques, elles soutiennent, déplacent ou prolongent les corps. Le paysage sonore, minimal et enveloppant, crée un climat propice à la contemplation. L’ensemble évolue lentement – parfois jusqu’à frôler l’immobilité – mais laisse affleurer une émotion rare et subtile. Le handicap n’est ni thématisé ni dissimulé : il s’intègre simplement, comme une autre manière de danser, d’habiter le monde.
Une transe collective portée par Christos Papadopoulos
Après un court entracte, changement d’échelle et de tension avec My Fierce Ignorant Step, pièce de Christos Papadopoulos inspirée de l’œuvre monumentale de Mikis Theodorakis sur des poèmes d’Odysseas Elytis. Sur scène, dix danseuses et danseurs forment un groupe dense, presque compact. Ils avancent ensemble, portés par une pulsation souterraine, comme s’ils répondaient à un même souffle. D’abord simples, les mouvements se complexifient peu à peu : spirales, micro-variations, superpositions. Pas de récit, pas de hiérarchie, juste une matière chorégraphique en perpétuelle expansion.
La musique de Kornilios Selamsis agit comme un moteur invisible. Des instruments s’ajoutent progressivement – cymbales, piano, et d’autres encore – enrichissant la trame sonore au fur et à mesure que le vocabulaire gestuel s’étoffe. Le dialogue entre son et mouvement devient de plus en plus serré, jusqu’à produire une véritable montée en puissance, physiquement jubilatoire.
Difficile alors de ne pas penser au Boléro de Ravel. Le groupe respire comme un chœur vivant, et une forme d’euphorie se dégage de cette lente construction.
Du groupe à l’individu
Au cœur de cette masse vibrante, deux figures captent particulièrement l’attention, celle de Georgios Kotsifakis, d’une intensité joyeusement ténébreuse, et celle de Sotiria Koutsopetrou, profondément habitée. Leur présence silencieuse, leur précision rythmique, leur ancrage dans le groupe sans jamais s’y dissoudre, ajoutent une force magnétique à la composition.
Chez Papadopoulos, l’unisson ne cherche pas la perfection, mais la relation. Le geste devient politique dans cette idée simple : ce qui compte, c’est le lien. La beauté naît moins d’un ordre imposé que d’une communauté en mouvement, traversée par un souffle commun.
Une nuit qui pourrait se prolonger ailleurs
Pour les plus curieux, la soirée peut se poursuivre à la Vieille Charité avec 360, la nouvelle création de Mehdi Kerkouche. Mais beaucoup quittent La Criée le corps encore traversé par cette double expérience. Deux œuvres, deux visions, un même élan : celui de chorégraphes capables de rendre tangible l’invisible et de transformer le plateau en espace de résonance partagée.
Starting with the Limbs d’Annie Hanauer pour la Cie L’autre Maison
Première mondiale
La Criée – Théâtre national de Marseille – Festival de Marseille
Du 27 au 29 juin 2025
durée 1h
Tournée
19 au 20 novembre 2025 au Théâtre National de Bretagne, Rennes
Chorégraphie d’Annie Hanauer
avec Felix Tamm, Nadia Garrad, Greta Sandon, Coralie Viudes
Direction artistique de la compagnie – Andrew Graham
Assistant.e chorégraphique – Anne-Gaëlle Thiriot et Andrew Graham
Création musicale d’Azizi Cole
Costumes-scénographie de Ghali Bensouda
Création lumière et régie générale de Bastien Lagier
My Fierce Ignorant Step de Christos Papadopoulos
Première française
La Criée – Théâtre national de Marseille – Festival de Marseille
Les 27 et 28 juin 2025
durée 1h
Tournée
2 et 3 juillet 2025 au Julidans, Amsterdam
12 et 13 juillet 2025 au Grec Festival, Barcelone
14 au 16 novembre 2025 au RomaEuropa Festival, Rome
19 novembre 2025 au Fondazione I Teatri, Reggio Emilia
21 et 22 novembre 2025 au Festival de Otoño, Madrid
3 décembre 2025 au December Dance/Concertgebouw Brugge, Bruges
24 au 30 mai 2026 au Théâtre de la Ville, Paris
Chorégraphie de Christos Papadopoulos
Avec Themis Andreoulaki, Maria Bregianni, Amalia Kosma, Georgios Kotsifakis, Sotiria Koutsopetrou, Tasos Nikas, Ioanna Paraskevopoulou, Danae Pazirgiannidi, Spyros Ntogas, Adonis Vais
Conseiller dramaturgique – Alexandros Mistriotis
Musique originale de Kornilios Selamsis
Compositeur associé – Jeph Vanger
Scénographie – Clio Boboti
Responsable des décors de la tournée – Angeliki Vasilopoulou-Kampitsi
Conception des costumes – Maria Panourgia
Création lumière Stefanos Drousiotis