Matthias Fortune : La force de vaincre

Le comédien, qui reprend à l’Artéphile, dans le Off, son seul en scène Au nom du père, du fils et de Jackie Chan, revient — comme en écho à son spectacle — sur son parcours, son amour du théâtre et de la vie.
Vos débuts

Votre premier souvenir d’art vivant ?
J’ai grandi dans un foyer d’accueil pour personnes en situation de handicap mental, fondé par mes parents. Là-bas, notre vie communautaire était rythmée par des fêtes d’inspiration religieuse ou païenne donnant lieu à des spectacles joués : L’adoration des bergers, Carnaval, La Saint-Jean… On allait même chanter aux vaches le soir de Noël !

Un autre souvenir marquant : vers six ans, en famille à Verscio, dans le Tessin suisse, je découvre le clown Dimitri. Je suis à la fois fasciné et terrifié, au point de devoir sortir continuellement faire pipi pendant le spectacle… tout en ressentant une irrépressible envie d’y retourner. Dans ce petit village, Dimitri avait fondé une école de théâtre qui proposait tout l’été des spectacles incroyables : masques, bouffons musiciens, acrobaties burlesques…

Matthias Fortune - Au nom du père, du fils et de Jackie Chan © Dang Pham
Dans Au nom du père, du fils et de Jackie Chan © Dang Pham

Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cette voie ?
Mon père me voyait secrétaire général de l’ONU, ma mère me rêvait artiste — mais au moins aussi génial que Rudolf Noureev. Pas de pression, donc ! Mon truc, c’étaient plutôt les clowns. Sous l’impulsion de ma mère, j’ai développé une passion obsessionnelle pour Chaplin et le cinéma muet. Puis, par un instinct de survie très personnel, je me suis tourné vers Bruce Lee, et surtout… Jackie Chan — qui est, après tout, un héritier de Buster Keaton et Gene Kelly.

Ma grande sœur Lizzy, elle aussi artiste, m’a offert mes premiers moments de gloire en m’intégrant dans les spectacles qu’elle mettait en scène. Ça m’a convaincu qu’il n’y avait rien de mieux que de jouer. Ensuite : le conservatoire d’art dramatique de Montpellier, et c’était parti.

Qu’est-ce qui vous a guidé vers cette spécialisation ?

Ce n’est pas très original, mais ça ne m’a jamais quitté : j’ai toujours voulu faire ça. Médecin m’intéressait un temps, mais les années d’études m’ont découragé. J’ai vite compris que la scène était une zone à part, un espace de suspension, où l’on peut partager des choses importantes, s’amuser avec sérieux. Si je me suis diversifié ensuite — mise en scène, écriture — c’est toujours pour le même but : jouer.

Votre tout premier spectacle ?
Un soir de Carnaval, dans la communauté où j’ai grandi, j’ai chanté Les Copains d’abord de Georges Brassens, a cappella, avec une fausse moustache. J’ai eu tellement peur quand tout le monde a applaudi que je me suis retourné pour pleurer. Je crois que c’est la première fois que j’ai pleuré de joie.

Passions et inspirations
Matthias Fortune © DR, collection privée
© DR, collection privée

Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Il y en a plein ! Le clown Dimitri, bien sûr. L’émerveillement absolu devant Le Fantôme de l’Opéra à New York : un lustre qui vole, un bateau sur scène…

Adulte, la trilogie de Wajdi Mouawad, toute la nuit dans la Cour d’honneur du Palais des papes. Inoubliable. Toujours à Avignon, le total envoûtement des trois volets de La Divine Comédie de Dante par Romeo Castellucci. L’admiration aussi pour la dévotion de James Thierrée. Les Fourberies de Scapin complètement dingues d’Omar Porras.
Sotigui Kouyaté dirigé par Peter Brook aux Bouffes du Nord. Et plus récemment : Betún, de Vene Vieitez et Cecilia Scrittore, qui raconte le destin d’un enfant des rues en Amérique du Sud. Bouleversant, d’une poésie infinie.


Côté seul·es-en-scène : j’admire Eva Rami et François de Brauer.
Mais mon immense coup de cœur, c’est Les Chatouilles d’Andréa Bescond.
Elle a ouvert une porte, montré le chemin. Je lui dois beaucoup : elle m’a donné le courage d’aller jusqu’au bout de mon spectacle. Gratitude !


Et pour revenir à Jackie Chan (#monomaniaque) : je l’adore aussi parce que c’est avant tout un homme de spectacle. Issu des clowns et acrobates de l’opéra chinois, il travaille en troupe, avec son équipe de cascadeurs. Sa performance tient plus du cirque que du cinéma. Il transcende la souffrance par le jeu. Et ça, pour un enfant comme moi, élevé dans une culture judéo-chrétienne de la souffrance valorisée… c’était une révélation.

FAT - Matthias Fortune
Préparation du FAT festival, Août 2021 © DR

Quelles belles rencontres ont marqué votre parcours ?
Ma plus belle rencontre, c’est Anne-Sophie Liban, la mère de nos deux enfants (quatre ans… et un mois !), avec qui je vis et travaille. Elle est exigeante et d’une grande sensibilité. J’ai plus confiance en elle qu’en moi. Quand elle croit en quelque chose, j’y crois.

Et puis je suis reconnaissant à mes amis, à certains profs comme Laurence Simond (qui animait les ateliers à Valréas quand j’étais ado), et Yves Ferry au conservatoire de Montpellier. Il y a aussi toutes les personnes qui ont permis la naissance du F.A.T. festival, dans mon village natal de Taulignan.

Je pense à Ivan Herbez (avec qui on a fondé la compagnie Le Homard Bleu), à Léo Grise (partenaire de scène et musicien parfait), à Maurice Chan et Andréa Bescond (qui ont signé les chorégraphies du spectacle), et à Luc Khiari (créateur lumières précieux).

Et bien sûr, il y a ma psy. Je ne dirai pas son nom, sinon elle n’aura plus de créneaux pour moi. Idem pour les personnes formidables de ma thérapie de groupe. J’ai assez donné dans la vie communautaire !

Où puisez-vous votre énergie créative ?
Je suis insomniaque depuis l’enfance. Les nuits m’ont appris à contourner l’inquiétude et nourrir mon imaginaire : lecture, fabrication de costumes, invention d’histoires. Ce qui m’inspire surtout, c’est le vécu : les souvenirs, les gens avec qui j’ai grandi. L’exubérance de mes parents est une source fondatrice — de blessures autant que de joie.

Jackie Chan
Jackette de la biographie de Jackie Chan, Ne jamais grandir, éditions Omaké books

Je suis très cinéphile… mais j’ai moins le temps ces temps-ci. J’ai une activité bien plus intense — et plus inspirante que tout : m’occuper de mes enfants.

Et en cas de panne d’idées : un film de Jackie Chan (#obsession) reste une valeur sûre. C’est le summum de l’inventivité : transformer tout ce qui passe, risquer sa vie en s’amusant… juste pour faire plaisir au public. Ça force le respect.

En quoi ce que vous faites est essentiel à votre équilibre ?
« Bon qu’à ça », disait Beckett. Ce métier qu’on choisit pour vibrer, transmettre et briller est souvent rempli de désillusions : espoirs avortés, castings ratés, précarité, projets avortés malgré des mois de travail… Tout ça réveille l’immense blessure de rejet que beaucoup d’entre nous portons.

Et pourtant, dans la communion du jeu, je trouve parfois mon plus grand bonheur. Ce partage-là devient une hygiène de vie. Une nécessité pour le corps et la tête.

L’art et le corps

Que représente la scène pour vous ?
La scène, c’est le lieu du partage et de la sécurité. Celui du mélange de la douleur (malheureusement) et du plaisir (heureusement). J’ai envie de crever avant d’y monter… et je m’envole dès que j’y suis. C’est l’enfance et la fin de l’innocence. La magie. Le ciel et la terre. L’endroit où dépasser la peur.

En répétant et rejouant la vie par le jeu, comme les enfants, on transforme. On répare. Malgré ma crise de foi, je ne peux m’empêcher de voir la scène comme un espace sacré. À l’heure où la technologie et l’intelligence artificielle dévorent tout, j’ai encore foi dans le théâtre. Et on en a sacrément besoin.

Où ressentez-vous, physiquement, votre désir de créer et de jouer ?
L’un des premiers symptômes du traumatisme — vécu ou hérité —, c’est la dissociation du corps et de l’esprit. Moi, avec ma nature anxieuse, j’ai longtemps été dans la surmentalisation. La scène, le théâtre corporel, Jackie Chan, tout ça m’a transformé. Les arts martiaux m’ont appris à respirer, à reconnecter le corps et l’esprit.

C’est un peu ma quête : guérir et réunir ce qui a été séparé. Corps et esprit. Parents et enfants. Politiques et peuple… (je rigole, ça, j’y crois pas trop).

Rêves et projets
FAT - Matthias Fortune © DR
Avec Anne-Sophie Liban et Ivan Herbez à la 5e édition du Festival FAT © DR

Avec quels artistes aimeriez-vous travailler ?

Andréa Bescond, Agnès Jaoui, Valérie Lesort et Christian Hecq, Lorraine de Sagazan, Albert Dupontel, Virginie Despentes, Kelly Rivière, Élise Noiraud. J’adorerais !

Et puis continuer toujours avec Anne-Sophie. Retrouver Victor Calcine, Ivan Herbez, le Teatro Stappato et les Mauvais Élèves, des amis que j’admire.

Et je n’ose même pas parler des artistes anglais ou américains avec qui je rêve de bosser (je suis quand même à moitié britannique !).

Si tout était possible, à quoi rêveriez-vous de participer ?
Déjà, pouvoir jouer devant un public venu pour ça, c’est dingue. J’en suis immensément reconnaissant. Mais mon grand rêve, ce serait de diriger Jackie Chan dans un film drôle et mélancolique. L’histoire d’un vieux clown qui a passé sa vie à faire sourire les autres… au prix de sa propre joie.

Si votre parcours était une œuvre d’art, laquelle serait-elle ?
Quelle bonne question… Allez, Le Penseur de Rodin ? (Je rigole. Ce serait hyper prétentieux.) Non, ce serait plutôt une œuvre intitulée La vie et la famille, c’est chaud — mais avec un bon psy, ça peut devenir plus cool.


Au nom du père, du fils et de Jackie Chan, de Matthias Fortune
Spectacle créé à l’Artéphile au
Festival Off Avignon 2024
Reprise à l’ArtéphileFestival Off Avignon 2025
Du 5 au 29 juillet 2025 à 17h40, relâche dimanche
Durée 1h15

Mise en scène d’Anne-Sophie Liban
Avec Matthias Fortune et Léo Grise
Chorégraphies combats de Maurice Chan
Création lumières de Luc Khiari
Musique originale Félix Carcone.

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