Tout commence dans le noir. Une attente sourde. Puis, la masse surgit, frontale, compacte, les regards fixés sur le public. Les corps, tendus, forment une entité commune, comme si l’humanité tout entière était convoquée. Et les mots tombent. Une litanie froide, presque clinique. Des noms d’espèces disparues – animaux, plantes, coraux, fleuves ou étendues d’eau – sont énoncés. À chaque mot, les corps ploient et encaissent la perte comme un coup porté, une blessure inguérissable. Ce chœur silencieux fait ressentir la violence d’une extinction qui ne dit pas encore ses conséquences irréversibles.
Surgit alors une figure. Hybride, troublante. Un homme dont les bras se terminent par de longues cornes, aux gestes souples, presque caressants. Il se meut avec lenteur et une infinie élégance. L’animal et l’humain se confondent. La danse devient poésie, un geste suspendu dans l’ombre. Puis, les tableaux défilent. Les autres interprètes s’emparent de la scène pour incarner une faune ou une flore disparue, dans une série de visions d’une beauté sidérante. Bancs de poissons, orchidée fantôme, ara de Spix, bouquetin des Pyrénées ou nuées d’oiseaux aux ailes invisibles prennent forme sur scène grâce à l’extraordinaire virtuosité des danseurs du NDT 1. Rarement un ballet n’aura été aussi habité, aussi précis. Leur technique est irréprochable, leur présence irradie. Même dans les moments plus narratifs, ils glissent avec aisance du burlesque à la gravité.
Quand l’humain devient la matière même de sa propre catastrophe
La première pièce, Figures in Extinction [1.0], pensée par Crystal Pite sous le regard complice de Simon McBurney, constitue à la fois le commencement et l’acmé de la soirée. La suite, plus théâtrale, ne manque ni d’impact ni de panache. Dans le deuxième mouvement, la perspective s’inverse. Le metteur en scène prend la main, épaulé cette fois par la chorégraphe. Le propos se recentre sur les humains, sur leur monde devenu incontrôlable. La scène se peuple de traders aux gestes tranchés, hachés. C’est le capitalisme qui déshumanise, qui produit des corps-machines. Le comique et le cynisme l’emportent. C’est glaçant !
Et pourtant, malgré la dureté du propos et la tension qui monte, jamais la pièce ne devient démonstrative. Le théâtre de Simon McBurney garde la clarté du message. La danse de Crystal Pite ajoute des textures, de l’humour, de la lumière. Le tout est orchestré avec une rigueur implacable, mais jamais pesante.
Un dernier souffle entre les vivants et les morts
Le troisième tableau vient refermer cette fresque en convoquant les morts. Leur présence hante le plateau, séparant le monde des vivants de celui de l’au-delà. Les deux artistes unissent leur force pour l’apprivoiser, rappeler qu’il est nécessaire de composer avec la mort, de chérir (tous) nos disparus pour aller de l’avant. Ainsi, imperceptiblement, la mort n’est plus l’ennemie. Elle devient de plus en plus présente, presque familière. Les vivants et les morts finissent par danser ensemble. C’est un dernier souffle partagé, presque une cérémonie. Le groupe se reforme, les noms reviennent. Non plus comme des blessures, mais comme un chant. Une tentative de mémoire ou peut-être de réconciliation.
Avec Figures in Extinction, Crystal Pite et Simon McBurney signent une œuvre puissante. À la fois sidéré par la disparition et traversé par une force de résistance, ce triptyque engagé et sensoriel se perd parfois pour mieux se retrouver. Les quelques longueurs s’effacent devant la beauté de certains tableaux… Un art qui regarde le monde droit dans les yeux, et qui, plutôt que de céder à la résignation, choisit de danser.
Figures in Extinction de Crystal Pite et Simon McBurney
Le Corum – Opéra Berlioz – Montpellier Danse
Durée : 2h20
Tournée
4 au 6 juillet 2025 au Deutsche Oper Berlin, Allemagne
22 au 24 août 2025 à l’Edinburgh International Festival, Édimbourg, Écosse
Figures in Extinction [1.0] the list
Créé par Crystal Pite avec Simon McBurney
Figures in Extinction [2.0] but then you come to the humans
Créé par Simon McBurney avec Crystal Pite
Figures in Extinction [3.0] requiem
Créé par Simon McBurney et Crystal Pite
Avec les 27 danseurs du NDT 1