Ça commence avec une avalanche de statisques. Dans le monde, nous explique une voix-off, plus de deux milliards d’adultes sont en surpoids. En France, la même réalité pourrait concerner jusqu’à 48 % des adultes, et 17 % sont en situation d’obésité. D’ici peu, si l’on en croit les prévisionnistes, plus de 20 % de la population mondiale pourrait être concerné… On ne cite ici que quelques exemples de cette liste frénétique, dont la petite musique s’étire pendant de longues minutes tandis que le corps — gros — du comédien Grégori Miège se tient sur scène, droit et fier, face au public.

Co-auteur de la pièce avec les universitaires Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze, le comédien (vu dans le formidable Dom Juan de David Bobée) interprète un spectacle coup-de-poing, entre témoignages et fragments de fiction. Composé d’une mosaïque de récits à la première personne, Comme tu me vois met des mots — et toute la rage qu’il faut — sur une discrimination trop rarement nommée. Car les gros, nous dit-on, sont jugés coupables de leur condition. C’est là, dans ce préjugé tenace, que s’enracine la grossophobie dite « ordinaire » — qui n’a rien d’ordinaire pour ceux qui la subissent.
Récits, brimades, hontes
Les récits s’enchaînent sur un plateau nu, rythmé par les changements de lumière. Le comédien incarne tour à tour des voix multiples. Celle d’un lycéen, mis au régime par sa famille parce que jugé trop gros : « Pour mes parents, être gros est un échec. Le leur, le mien, le signe d’une déprime ou d’un mal-être », dit-il, amer. La colère affleure, mais c’est la honte qui revient sans cesse : celle « d’assumer une singularité qui dérange », celle d’un corps « dont on est peu à peu dépossédé », tant il est jugé en permanence. Elle s’écrit même en grandes lettres sur scène — des lettres roulantes que le comédien déplace lui-même pour composer le mot. Ces lettres, démesurées, disent beaucoup : plus grosses encore que le corps qu’elles désignent.

D’un témoignage à l’autre, sans nom de personnage, le comédien glisse sans artifice. Peu importe qui parle : homme, femme, jeune ou vieux, les récits se rejoignent. Même moqueries, mêmes « regards appuyés » dans le bus, mêmes « régimes absurdes qui affament » prescrits par des diététicien·ne·s zélé·e·s, même impossibilité de « manger à la vue de tous sans que cela devienne un sujet ». Même vie sous surveillance : par le corps médical, les collègues, les passants, les parents.
C’est cette répétition — épuisante, violente, structurelle — qui donne chair au mot « grossophobie ». Un mot encore trop peu pris au sérieux, contrairement à d’autres formes de discrimination comme l’homophobie ou le racisme systémique. Ce terme, Grégori Miège et ses co-auteurs le font résonner à corps et à cri, avec une force salutaire.
Emma Poesy
Comme tu me vois, récits d’une grossophobie ordinaire d’Arnaud Alessandrin, Grégori Miège, Marielle Toulze
Théâtre du Nord
4 Place du Général de Gaulle
59000 Lille
Du 14 au 17 mai 2025 au Théâtre du Nord, Lille
Tournée
Du 5 au 24 juillet 2025 au théâtre Le Train Bleu, Festival OFF Avignon
Interprétation de Grégori Miège