Entre deux dates de tournée, assis à la table d’un café du quartier Temple, à Paris, Felipe Fonseca Nobre savoure un moment suspendu. D’ici à quelques jours, il retrouvera, aux Ateliers Berthier, son costume d’avocat et prévenu dans Léviathan, la pièce de Lorraine de Sagazan présentée à Avignon l’an passé, sur la comparution immédiate.
Voix posée, au léger accent rocailleux autant que chaleureux, regard doux, malicieux, le comédien parle comme il joue : avec intensité et douceur, précision et feu. Une parole tissée d’élans, de doutes, de pensées. Le théâtre n’est pas pour lui un simple métier. C’est une nécessité. « Je ne l’ai pas choisi, il m’a attrapé. »
D’un atelier du Nordeste à la scène française

Tout commence à quatorze ans, à Juazeiro do Norte, petite ville du Nordeste brésilien où il a grandi. Inquiète pour lui, sa mère l’inscrit à un atelier-théâtre pour “jeunes agités”, une manière de canaliser ce trop-plein de vie et de blessures. « J’étais un enfant un peu particulier. Le théâtre a été un refuge. Un endroit où je ne me sentais plus marginal. Les gens qui faisaient du théâtre, là-bas, c’étaient les bizarres, les sensibles, les hors-cadre. Je me suis senti chez moi. »
Rien à voir avec le système français : ce ne sont pas des lieux d’apprentissage comme on l’entend ici, mais plutôt des laboratoires, des fabriques fragiles, dans des salles sans moyens. Des textes brésiliens, contemporains, parfois même radicaux. Son premier choc ? L’Amour de Phèdre de Sarah Kane. Il y joue Hippolyte, découvre le vertige de la langue et celui de la lecture. « Chez moi, on ne lisait pas. Jouer m’a donné envie de lire. Et de réfléchir. Le théâtre, ça m’a élevé. »
La France, terre de culture…
À seize ans, il entre à l’université. Le doute le ronge : peut-il vraiment choisir ce métier, lui qui vient d’un milieu où l’on ne mise pas sur l’art ? « Choisir le théâtre, c’était suicidaire. Mais je ne voyais pas d’autre issue. J’avais besoin que ma vie ait un sens. » Face à la pauvreté de l’offre artistique dans sa ville, il fait ses valises pour la France, terre fantasmée. « Pour nous, Brésiliens, la France, c’est un pays d’art. Un pays où l’on peut vivre en artiste. Et surtout, il y a le statut d’intermittent. Une utopie concrète. »
La rage comme moteur

Il s’inscrit d’abord à Paris VIII, qu’il quitte rapidement : trop académique. Lui veut sentir, faire, créer. Il enchaîne avec le conservatoire du XIXe, la prépa de la MC93, et enfin le TNS. Là, sa vie bascule. Sa promotion – la 47e – fait parler d’elle : occupations, débats, remises en question permanentes. « On était enragés. Mais cette rage a été féconde. Stanislas Nordey a compris qu’il fallait nous canaliser sans nous étouffer. Il a su transformer notre feu en force de création. »
Ce feu, Felipe le sent toujours, mais il l’associe aujourd’hui à une écoute, une attention, une forme d’éveil. « On ne peut pas rester dans la radicalité brute. Il faut apprendre à nuancer sans se trahir. »
Les rencontres – comme de belles catastrophes
S’il cite souvent des noms, ce n’est jamais par coquetterie. Les artistes qui ont compté pour lui sont des “rencontres-catastrophes”, à savoir des tempêtes qui vous déplacent. « Ce sont des gens qui traversent ta vie et la bouleversent. Des tsunamis. » Lorraine de Sagazan est de ceux-là. Une lecture de textes de Guillaume Poix dans le cadre des Talents Adami, dont il est lauréat en 2021, les réunit. Puis l’appel arrive, quelques années plus tard : elle a très envie de travailler avec lui. Entre eux, ça claque, ça pense, ça vit. « Elle crée avec des gens qui, potentiellement, deviendront ses amis. C’est une vraie nécessité, une devise. Moi non plus, je ne peux pas dissocier l’humain du travail. »
Il y a aussi Valentina Fago, qui lui fait découvrir Pasolini. Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier, Sylvain Creuzevault, sa promo du TNS, ses compagnons de scène et de lutte. « Ce sont des rencontres qui laissent des traces. Intellectuelles, émotionnelles, presque physiques. » Tellement que certains spectacles le marquent à tel point qu’ils laissent une trace indélébile, littéralement. « Quand un spectacle me transforme, je me le tatoue. » Sur la vingtaine de tatouages, il en compte trois liés au théâtre. Trois pièces, trois expériences de plateau qui ont modifié son être et dont il garde la mémoire sur la peau. Des œuvres qui, à leur manière, prolongent ce théâtre de l’écoute et du bouleversement.
Un théâtre de la présence et de l’écoute

Ce qu’il cherche sur scène ? Pas la gloire. Pas les projecteurs. « Je ne peux travailler qu’avec des gens qui pensent. Le théâtre, c’est un espace de réflexion. Un endroit rare où l’on écoute encore. Où l’on accepte le silence. » Dans un monde saturé d’images, il voit la scène comme un bastion fragile. Une résistance douce, mais nécessaire. « Travailler au théâtre, c’est cultiver la présence. S’exercer à vivre dans l’instant. »
Et surtout : apprendre à écouter. « C’est un des seuls arts pour lequel on sort encore de chez soi pour écouter quelqu’un. » Pour lui, le théâtre est une communion singulière entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent — une écoute active, aiguë, qui façonne autant les spectateurs que les comédiens. « On vit dans une époque où l’on écoute très peu. Faire du théâtre, c’est choisir de travailler la présence et l’écoute, quotidiennement. » Cette écoute-là n’est pas pure passivité : c’est un mouvement, une tension féconde, une attention ouverte au dialogue — même silencieuse — entre scène et salle. Une manière de résister aux discours imposés, aux normes formatées, à l’aseptisation des pensées.
Le désir d’écrire, l’appel du Brésil
Aujourd’hui, ses projets, c’est notamment La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, avec la metteuse en scène Sarah Cohen. Il rêve aussi de Shakespeare, d’Ulysse, de rôles impossibles. « J’aime ce qui ne m’est pas destiné. Ce qui paraît interdit. Ce sont souvent les plus essentiels. »
En parallèle de son activité théâtrale, il écrit. Beaucoup. En silence. Sans encore savoir s’il mettra en scène. « Peut-être qu’un jour, je n’aurai plus la place, sur scène, d’exprimer ce que j’ai en moi. Ce sera un feu trop grand, qui obligera à créer par d’autres voies, à mettre en scène. »
Le Brésil, il en rêve. Revenir y jouer, pourquoi pas, mais pas comme avant. « Je suis devenu étranger partout. Trop français au Brésil. Trop brésilien en France. Mais je crois que cette position-là, d’entre-deux, est une force. » Avec d’autres artistes brésiliens exilés, ils ont créé un collectif. Pour penser et inventer à partir des fractures, des écarts, des secousses. « On ne peut pas ne pas être traversé par le choc des cultures. C’est ce qui m’intéresse, créer à partir de cette tension féconde. »
Une génération qui est prête à transmettre

Il le dit avec pudeur, mais quelque chose se dessine. « J’ai l’impression qu’on est en train de faire génération. Qu’on commence à transmettre. À inscrire quelque chose. » Il parle de Lorraine, de Sivadier, de Bouchaud. De ceux qui, tout en créant, laissent la place. Transmettent sans imposer. « Ils font circuler. Ils laissent le théâtre vivant. » Et lui, Felipe Fonseca Nobre, continue. À jouer, à penser, à écouter. Le théâtre est sa maison mouvante, sa boussole d’exilé, son art du présent. Il y creuse le vivant. À chaque scène. À chaque souffle.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Léviathan de Guillaume Poix
Création le 15 juillet 2024 au Festival d’Avignon
durée 1h50
Tournée
2 au 23 mai 2025 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris)
Dates passées
13 au 16 novembre 2024 au Théâtre national de Bretagne (Rennes) dans le cadre du Festival TNB
20 et 21 novembre 2024 au Grand R Scène nationale de La Roche-sur-Yon
28 et 29 novembre 2024 au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines Centre dramatique national
5 décembre 2024 à La Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc
11 et 12 décembre 2024 à L’Azimut Pôle national cirque (Antony, Châtenay-Malabry)
30 janvier au 6 février 2025 au Théâtre du Nord Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France
25 au 27 février 2025 à La Comédie Centre dramatique national de Reims
4 au 7 mars 2025 au ThéâtredelaCité Centre dramatique national Toulouse Occitanie
18 mars 2025 à L’Estive Scène nationale de Foix et de l’Ariège
25 au 28 mars 2025 à La Comédie de Saint-Étienne Centre dramatique national
2 au 6 avril 2025 aux Célestins Théâtre de Lyon
10 et 11 avril 2025 à la MC2 Grenoble Scène nationale
16 et 17 avril 2025 à La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche
Conception et mise en scène de Lorraine de Sagazan
Avec Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin
Collaboration au texte – Lorraine de Sagazan
Dramaturgie d’Agathe Charnet, Julien Vella
Chorégraphie d’Anna Chirescu
Son de Lucas Lelièvre
Musique de Pierre-Yves Macé
Scénographie d’ Anouk Maugein
Lumière de Claire Gondrexon
Costumes d’Anna Carraud
Vidéo de Jérémie Bernaert
Mise en espace cheval – Thomas Chaussebourg
Masques de Loïc Nebreda
Perruques de Mityl Brimeur
Travail vocal – Juliette de Massy
Travail masque – Lucie Valon
Assistanat à la mise en scène – Antoine Hirel , Assistanat au son – Camille Vitté , Assistanat à la scénographie – Valentine Lê Assistanat à la lumière – Amandine Robert, Assistanat aux costumes – Marnie Langlois, Mirabelle Perot
Traduction pour le surtitrage – Katherine Mendelsohn (anglais)