Au Café Caché du 104, ils parlent, rient, s’interrompent, se traduisent, se relancent. Il est rare de rencontrer deux artistes aussi liés dans la création que dans la vie. Camille Boitel et Sève Bernard sont en résidence pour leur prochaine pièce – « des guillemets avec du vide au milieu, onze espaces exactement » –, déjà débordante de matière, de questionnements et de joies à venir.
À Montpellier Danse, fin juin, ce sera la première. Ce qui s’y jouera est encore en chantier, mais déjà l’on peut voir, dans un carnet qu’ils griffonnent en tous sens, les idées qui fusent. « Actuellement, nous cherchons encore la meilleure façon de rayer des vinyles », s’amuse Sève Bernard.
Un duo fusionnel
Entre ces deux êtres, tous deux cheveux longs, la complicité est évidente. Le ton est joyeux, curieux du monde qui les entoure, de l’autre. Le débit est rapide, comme par peur de ne pas tout dire, d’oublier en cours de route leurs idées. Il y a une avidité à ouvrir les portes de leurs jardins secrets sans permettre tout à fait à leur interlocuteur d’y entrer. Ils terminent les phrases de l’autre, les nuancent, les corrigent à mi-mot. Camille Boitel commence une idée, Sève Bernard l’affine, la reformule, la prolonge comme si elle venait d’elle. Ou l’inverse. « C’est toujours la même conversation qui continue », disent-ils en chœur.
Camille Boitel vient du théâtre, du cirque, de la débrouille adolescente dans les rues de Montauban, où il joue et écrit des spectacles depuis l’âge de 12 ans. Il aime raconter cette sensation enfantine : jouer, pour lui, c’est sortir d’une pièce sociale mal écrite. « La scène me donnait une vie plus vivante. » Un instituteur de CM2, Michel Budia, puis une professeure de cirque, Nathalie Hervouet, l’invitent à entrer dans cet autre monde et à se frotter aux agrès. Touchée par sa détermination, sa professeure lui propose de participer à un stage professionnel avec Annie Fratellini, et lui en règle les frais. À l’issue du stage, la grande dame du cirque l’invitera à son tour à rejoindre son école, gracieusement.
Sève Bernard, elle, a dansé déjà dans le ventre de sa mère. « Je pense que j’ai triché, parce que ma maman a dansé énormément avec moi dans son ventre. Et moi, je bougeais sans cesse, me retournant, jusqu’au 9ᵉ mois de sa grossesse, au grand étonnement du corps médical ! » Très vite, elle se passionne pour la danse indienne. « J’ai commencé dans les temples à cinq ans, avec le Bharata Natyam. Nous dansions pour la fête du Deepavali. Ça m’a marquée profondément. J’en garde quelque chose d’essentiel, de sacré. Une sensation d’importance dans le fait de danser. »
Puis vinrent les conservatoires, la rigueur académique, et enfin le basculement, en devenant spectatrice professionnelle, regarder tout, y compris ce qui ne l’intéresse pas. « Je m’intéresse aux choses qui ne m’intéressent pas à priori. Puis, brusquement, j’ai décidé de dresser la liste des spectacles que je souhaitais voir. Le premier sur la liste (hasard chronologique) : La Jubilation de Camille Boitel. »
Ensemble pour la scène et la vie
Depuis, ils vivent et créent comme on respire. « On crée jour et nuit », souffle Sève. « On dort avec les carnets sous l’oreiller, on s’envoie des textos dans la même pièce juste pour ne pas perdre une idée. » Ils partagent tout. « C’est la première personne qui m’a dit que je n’étais pas assez fou », sourit Camille.
Leur manière de travailler est singulière, patiente, acharnée. Chaque spectacle est d’abord scénarisé avec minutie, de la lumière aux accessoires, en passant par le son, les gestes. Tout est écrit d’un même souffle. « On a une méthode par spectacle, mais le plus souvent, on pré-écrit 80 % de la matière », explique Camille.
Puis vient la phase du plateau, où l’écriture se met à l’épreuve du réel. « Étonnamment, souligne Sève, on est assez fiables. Ce qu’on a écrit, c’est vraiment ce qu’on fait. » Mais toujours avec cette attention aux accidents heureux, aux disques rayés jusqu’à l’émotion.
Un spectacle sans décor à transporter
Le spectacle à venir, qui sera créé à Montpellier Danse, est le fruit de cette méthode organique. Il veut être gigantesque sans décor transporté. Chaque lieu devient une ressource. « On démonte les portes, on répare les balais, on nettoie les fly-cases. On utilise tout. Mais on le rend. C’est pacifique. » Ils sourient en parlant de l’Agora. « On n’emportera pas les pierres de l’Agora, mais on s’en servira. » Ce sera un spectacle contagieux, au sens physique du terme. « Des gestes que tout le monde peut reconnaître, un peu augmentés. »
Sève précise : « C’est assez tendre. C’est du ressort de la contagion, comme peut l’être un fou rire ou un bâillement. » Camille ajoute : « Ce qu’on écrit est fait pour donner une sensation physique, immédiate. » Sur scène, ils seront six, tous impliqués dans l’artistique et la technique. « Chacun a une main dans la technique, une main dans l’artistique. On change de rôle en permanence. » Les personnages, eux, sont involontairement pris dans des mouvements qu’ils ne contrôlent pas. « Ce n’est pas quelqu’un qui fait quelque chose de virtuose, c’est quelqu’un à qui il arrive quelque chose de virtuose », résume Sève.
Du beau et de l’âpre sans surenchère
Il y a chez eux un refus du spectaculaire gratuit, de l’émotion fabriquée. « C’est comme quand tu danses, que le mouvement est fluide, beau, et qu’on met une grande musique par-dessus, soulignent à deux voix. En faisant cela, on aurait l’impression de tricher. On ne veut pas forcer l’émotion, car on préfère les choses râpeuses, arides, mais sincères. »
Ils avancent dans la fragilité, dans le trop-plein d’idées, dans les discussions sans fin qui font spectacle avant même qu’on monte sur scène. « On a pensé faire un carnet de toutes les œuvres qu’on n’aura jamais le temps de faire, pour que d’autres les fassent. » Et ils s’inspirent d’abord de la vie. « Mais ce n’est jamais nous, c’est ce qu’on a traversé. »
La vie, une source d’inspiration sans fin
Ils citent la lecture, les rencontres, les arts, non comme des sources de contenu, mais comme des élans. « Ce qui nous inspire, c’est la vitalité, le courage. Ce n’est pas une citation, c’est une impulsion. » Et parfois, c’est un morceau de musique jamais retrouvé, un souvenir d’artiste fantasmé. « Il y a une beauté dans la perte. La musique perdue est parfois plus belle que celle qu’on retient. »
Alors oui, ce sont deux artistes. Mais surtout, ce sont deux voix qui se répondent sans jamais s’annuler. Deux manières de voir, de sentir, de rêver. Deux manières d’habiter le monde, réunies dans un même corps scénique, vibrant et nécessaire. Ils vivent, créent, jouent comme une entité à deux têtes, avec une adresse mail commune, un seul téléphone et, entre eux, une conversation qui ne finit jamais.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
« » de Camille Boitel et Sève Bernard
Montpellier Danse
Théâtre de l »Agora
22 et 23 juin 2025
mise en scène, jeu et manipulations – Camille Boitel et Sève Bernard
Regard complice – Étienne Charles
Jeu et manipulations – Clémentine Jolivet, en alternance avec Pascal Le Corre
Régie lumière et plateau, jeu – Étienne Charles, en alternance avec Michael Bouvier
Jeu, portés et manipulations : Benoît Kleiber
Régie son, jeu et manipulations : Kenzo Bernard
Construction – Étienne Charles avec l’aide d’Adrien Maheux et Michael Bouvier
Confection costumes – Nathalie Saulnier
Conseil technique son – Gaëtan Parseilhian
Régie générale – Stéphane Graillot