Down (full album) de Mélissa Guex © Philippe Weissbrodt
Down (full album) de Mélissa Guex © Philippe Weissbrodt

Programme commun 2024, Lausanne à l’heure de la performance

Après quatre ans d’absence, le festival suisse et international des arts de la scène réinvestit les lieux emblématiques et culturels de la ville. Du théâtre Vidy-Lausanne à l’Arsenic, en passant par Le Sévelin 36 et plateforme 10, les projecteurs sont tournés vers la création d’aujourd’hui et de demain.

Véritable temps fort de la saison culturelle lausannoise, Programme commun réunit en ce début de printemps les aspirations, les particularités et les convergences de quatre institutions de la ville. Sous le même label, chaque structure présente ses « champions », des artistes qu’ils souhaitent pousser sur le devant la scène. Performeurs émergents, danseurs confirmés s’essayant à la chorégraphie, etc., c’est toute une nouvelle génération de créateurs qui s’empare du plateau pour en détourner les codes, en explorer les limites, en égratigner les conventions. 

Au théâtre Vidy-Lausanne, c’est l’effervescence. Cela fait quatre ans que l’équipe attend ce moment. Entre crise du covid et rénovation importante du bâtiment, le festival des arts de la scène contemporaine revient pour mettre en lumière de nouvelles formes artistiques et surtout faire de Lausanne, le temps d’une dizaine de jours, la capitale européenne des arts vivants. Il suffit d’observer le public, un savant mélange entre professionnels et amateurs, pour s’en rendre compte. 

Le soleil s’est couché depuis longtemps sur le lac Leman. La nuit a enveloppé de son manteau noir, l’établissement dirigé par Vincent Baudriller. Devant le studio de répétition, salle 23, une troupe s’est formée. Cheveux gris, blonds, verts, se mélangent. Ici l’âge n’a pas d’importance, seul le goût de la découverte, de se laisser porter par le geste d’un artiste compte. Au centre du plateau, sur une scène mobile, l’excellent batteur Clément Grin bat la mesure. À ses côtés, Mélissa Guex, revenue en Suisse depuis peu, se laisse envahir et traverser par les beats des percussions. Lentement, elle s’abandonne, entre en résonnance avec cette musique groove et techno. La transe s’empare de ces deux êtres en accord majeur. 

Seuls au monde, comme shootés à l’ecsta, ils dérivent, avec Down (full album), dans un paradis artificiel qui se sclérose au fil du temps. Repoussant les limites, luttant pour ne rien perdre de ce moment suspendu, ils lâchent prise avec le réel et embarquent avec eux un public qui n’a pas d’autre choix que d’entrer dans la danse percussive de la performeuse. Corps tendu, visage crispé et grimaçant, elle investit l’espace, monte sur les praticables où les spectateurs s’étaient installés. C’est debout que la performance est la plus jouissive. Un moment suspendu, certainement le plus fort de ce premier week-end de festivités. 

Un autre jour s’est levé. Au théâtre Vidy-Lausanne, Rohee Uberoi, en collaboration avec Simon Senn et Stefan Kaegi, co-fonfateur avec Helgard Haug et Daniel Wetzel du Rimini Protokoll, rendent compte, chacun à leur manière, d’un état corporel, d’une situation politique ubuesques à travers deux performances, où la didactique finit par prendre le pas sur la théâtralité du propos. Si la première proposition, qui met en scène la complicité virtuelle — le dialogue passe par vidéo interposée — entre une danseuse indienne vivant au Canada et un artiste genevois passionné de technologie, sent trop, malgré une belle sincérité, le fabriquer pour totalement intéresser, le travail du collectif basé à Berlin fait appel à trois personnalités taïwanaises pour évoquer la place de cet état insulaire considéré, bien qu’indépendant politiquement et administrativement, comme une province chinoise, et dont le gouvernement n’est reconnu que par une dizaine de pays à travers le monde, dont le Vatican. 

À travers les récits croisés d’une activiste digitale, d’un ancien diplomate et d’une musicienne héritière d’une entreprise de bubble tea, le suisse Stefan Kaegi dresse, dans Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taiwan), le portrait d’une nation en quête de reconnaissance. Confrontant idéologies, rêves et convictions intimes, il imagine dans un spectacle, qui, à la manière d’un kaléidoscope se construit et se décompose à vue, la création d’une ambassade virtuelle dans l’enceinte sacrée d’un théâtre, où l’art est protégé. Passionnant sur le fond, l’exercice, qui joue avec les codes surréalistes chers à Magritte, tourne un peu court sur la distance. Ne reste, et c’est heureux, qu’une plongée dans un pays partagé entre rêve d’émancipation et maintien d’un statu quo fragile. 

Un peu plus tard à l’Arsenic, le centre d’art scénique contemporain de Lausanne, Patrick de Rahm a composé un programme dense et éclectique, du stand-up au vitriol de Rébecca Balestra à la performance tous azimuts de Tiran Willemse en passant par le percutant Blast ! de Ruth Childs, c’est un festival de gestes, de (bons) mots, de boutades et d’actes désespérés qui se succèdent et secouent un public curieux et très réceptif. Jouant des codes, la comédienne genevoise, habillée d’un costume rappelant les murs de briques des clubs pour one-man-show, dézingue à tout va dans un seule-en-scène disjoncté où l’humour potache, l’auto-dérision et le vulgaire se conjuguent. Entre génie comique et blagueuse lourdingue, l’artiste ne fait pas le choix. Chacun se fera un avis ! 

Plus intellectuel et mélancolique, le geste artistique du danseur et chorégraphe afrikaner, qui irrigue Blackmilk, explore à travers les limites de son propre épuisement et celles de la patience du public, la représentation des corps définis comme masculins, africains et afro-américains. S’intéressant tout particulièrement aux mouvements des majorettes, starlettes en paillettes, et à la gestuelle très marquée des rappeurs, il porte au plateau ce qui le constitue en tant qu’homme et artiste. Si parfois l’écriture paraît vaine, chargée d’un bagage affectif explosif qui déroute, et se perd dans des fausses fins à répétition, Tiran Willemse affirme une personnalité hors norme et border qui prend possession du plateau jusqu’à l’aliénation. Danseur puissant, il charme autant qu’il horripile. De l’art à l’état brut et pur, sans concession !

La journée touche à sa fin. Le programme fut dense et extrêmement varié. Reste encore deux propositions, l’une cérébrale, l’autre physique. Au théâtre Sévelin 36, dirigé depuis janvier par Kylie Walters, la danseuse et chorégraphe Géraldine Chollet invite, avec Breathe my love, breathe, les spectateurs à une rêverie insolite où le geste vient contrarier l’imaginaire. Investissant un Skate-park, lieu bruyant et bouillonnant par excellence, la danseuse et chorégraphe suisse esquisse une gestuelle à contre-courant. Face à l’énergie et la célérité qui chargent l’espace scénique qu’elle s’approprie le temps d’une performance, elle déploie au ralenti une grammaire très ciselée, que souligne la musique jouée en direct par Raphaël Raccuia. Refusant de céder à l’injection de ses pentes abruptes, telle une âme perdue dans une tempête dont elle ne peut contrôler la puissante et cherche dans la lenteur une manière de s’opposer aux éléments qui l’entourent qu’incarne un jeune skater (Stan Ravaioli) plein de fougue. Une proposition séduisante qui ne demande qu’à prendre son envol. 

Face à cette proposition toute en délicatesse contenue, les deux performeurs, David Pontes et Wallace Fereira, opposent un langage corporel plus guerrier. Nus, ils entrent en scène. Sans pudeur, dans un espace quadri-frontal, ils exposent leur corps. Leur vulnérabilité n’est qu’apparence. Le ton est clairement provocateur, le geste une réponse à la violence du quotidien. Répétant à l’envie le même mouvement, qui ressemble à un motif du haka martial des Maoris, ils s’emparent du plateau, en explore la moindre parcelle. Entre auto-défense et affirmation de soi, les deux artistes provoquent autant le malaise que la fascination. Mais sur le fil emporte la mise tant avec rien, ils stimulent les imaginaires, bousculent les a priori et les idées préconçues. Véritable shot d’énergie, leur Repertório N.3 rebooste notre capacité à questionner le monde et à en refuser les carcans et les normes. 

Après ce début en fanfare où toute la diversité de la scène suisse actuelle est représentée, Programme commun se poursuit jusqu’au 24 mars. Multipliant les propositions en tous sens, les quatre lieux n’ont pas dit leur dernier mot. Trajal Harrel, Sorour Darabi, Boris Nikitin, Julie Monot ou Yuang Goang-Ming pour la partie plastique de l’évènement, affutent leur art, s’apprêtent à monter sur le ring et ainsi exposer au grand jour leur créativité multiple, innovante et insolite ! 


Programme commun – Lausanne 
du 14 au 24 mars 2024

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