Le soleil est au zénith. Face au lac Léman, le Théâtre de Vidy bruisse de monde en cet après-midi de mai. Si la météo invite à des activités de plein air, au farniente et à la sieste, c’est pourtant dans les salles que tout se joue. La première escale de ce voyage théâtral et performatif se fait salle 17. Gabriela Carneiro da Cunha y invite le public à abandonner toute technologie – une feuille bleue remise à l’entrée intime chacun à éteindre téléphone et montre connectée – pour se laisser porter par les courants d’une rivière et les récits de ceux qui vivent au fil de l’eau… et du mercure.
Tapajós : la rivière en partage, le poison dans les veines

L’expérience commence avant même l’entrée en salle. Neuf mères, invitées à prendre part à Tapajós, prêtent leur souffle, leur présence, leur écoute. Depuis plusieurs années, l’artiste brésilienne Gabriela Carneiro da Cunha, avec son Projeto Margens, mène une recherche au long cours. Son ambition est de faire entendre les voix des rivières blessées, des femmes qui les soignent, et, avec elles, de toutes les formes de vie qu’elles nourrissent — humaines et non humaines.
Dans la forêt amazonienne, les mères Munduruku, comme tant d’autres femmes de la région, sont empoisonnées au mercure, relâché dans l’eau par l’orpaillage illégal. Ce poison invisible circule dans les rivières comme dans les corps, contamine les chairs, traverse les générations. Dans cette création accueillie par Vidy avant de s’envoler vers le Kunstenfestivaldesarts à Bruxelles, les Wiener Festwochen à Vienne et le Festival d’Automne à Paris en partenariat avec le Centre Pompidou, deux artistes – Mafalda Pequenino et Gabriela Carneiro da Cunha elle-même — tissent un duo choral. Elles mêlent paroles de résistance et gestes de soin, s’adressent à la rivière, au public, aux esprits. Les témoignages surgissent, les chants s’élèvent. Fausses couches, douleurs, morts précoces. Mais aussi liens, luttes, courage.
Autant rituel qu’une performance, cette expérience collective convoque les mères Munduruku, les mères de famille, la mère poisson, la mère forêt, la mère rivière. Il fait de la scène un espace de mémoire et de combat. Dans un espace nimbé d’une lumière rouge tamisée, l’apparition lente de photographies argentiques, révélées comme l’or l’est par le mercure, est certainement l’un des moments suspendus les plus marquants de cette œuvre expérimentale, de ce laboratoire scénique. Les images émergent, fragiles, comme un monde en train de disparaître. C’est beau, c’est urgent.
Spectacle-manifeste autant que laboratoire poétique, Tapajós nous pousse à suspendre le temps, à écouter les silences, à ouvrir les yeux. À reconnaître, dans ce drame qui touche les peuples autochtones, nos responsabilités occidentales. Et à dire, ensemble : stop.
Marthaler au sommet

À peine le temps de respirer, de retrouver la lumière d’un jour de mai éclatant, que sonne déjà l’appel de la salle suivante. Christoph Marthaler y présente sa dernière création, très attendue.
Sur scène, un décor énigmatique qui plonge le public au cœur d’un refuge alpin de bois blond, sans fenêtres, réduit à l’essentiel. Six individus, venus de divers horizons linguistiques (allemand, italien, anglais d’Écosse, français), se retrouvent convoqués à un mystérieux sommet. Coupés du monde, ils tentent de communiquer malgré les barrières de langue. Le monde extérieur est là, au loin, inquiétant, inaudible.
Chez Marthaler, l’échec devient chorégraphie. Les personnages bricolent, digressent, évitent les sujets brûlants. Des kits de survie surgissent comme par magie, des extincteurs gonflables s’empilent – dérisoires tentatives pour éteindre les incendies du monde. Les dialogues s’entrechoquent, les objets prennent vie. Une imprimante s’ébroue, une télévision s’allume. Autant d’irruptions absurdes qui réintroduisent un semblant d’harmonie.
Et puis, la musique. Fidèle à son goût pour le chant, Marthaler laisse surgir des harmonies dissonantes, drôles ou poignantes. Une chorale de naufragés. Derrière le burlesque, une méditation sur l’échec de nos sociétés, notre incapacité à faire cause commune. Entre poésie et absurde, le metteur en scène suisse signe une fresque tendre, drôle, et d’une troublante acuité.
Ode à l’inaccompli

La journée s’achève dans la salle de répétition du théâtre, dans une pénombre feutrée. ODE de Catol Teixeira clôt le parcours avec une étrange douceur, presque souterraine. Seul en scène, le chorégraphe livre un solo lent, habité par l’informe, le résiduel, l’indicible. Son corps avance à pas feutrés dans un espace de transition, traversé par les nappes sonores de Mbé et Luisa Lemgruber. Le mouvement naît dans les silences, les creux, les cicatrices. Chaque geste porte en lui un passé : une trace, une mémoire, une hésitation.
Le visage reste impassible, mais les émotions circulent — dans une main qui tremble, un bassin qui s’alourdit, un regard qui transperce sans s’attarder. ODE rend hommage à l’inaccompli, au flou, à ce qui ne trouve pas forme. Il y a là une beauté fragile, une tentative d’habiter le passage. Par moments, le geste se suspend, s’égare, et le spectateur avec lui, emporté dans une rêverie entre attente et abandon.
Peut-être manque-t-il à cette proposition une dramaturgie plus lisible, une charpente pour soutenir l’errance. Reste une pièce délicate, presque murmurée, qui touche par son refus de démontrer. Une danse comme un état du monde, mouvant, ouvert, traversé. Un corps en mutation. Qui doute, qui cherche, et fait de cette quête une forme de grâce…. Le songe d’une nuit de printemps peut alors emporter les festivaliers un peu plus loin dans leur errance cathartique.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Lausanne
Tempo Forte
Théâtre de Vidy
Avenue Emile-Henri-Jaques-Dalcroze 5
1007 Lausanne, Suisse
Du 14 au 25 mai 2025
Tapajós de Gabriela Carneiro da Cunha / Fleuve Tapajós
du 14 au 24 mai 2025 – Création
durée 1h30
Tournée
27 au 31 mai 2025 au Kunstenfestivaldesarts, Les Halles de Schaerbeek
7 au 11 juin 2025 au Kosmos Theatrer, Wiener Festwochen
Avec Gabriela Carneiro da Cunha & Mafalda Pequenino
Création de Sofia Tomic, João Freddi, Vicente Otávio, Mafalda Pequenino, Gabriela Carneiro da Cunha
Le Sommet de Christoph Marthaler
Création le 6 mai 2025 au Théâtre Strehler – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa
Durée 2h environ
Tournée
16 au 25 mai 2025 au Théâtre de Vidy, Lausanne
12 au 17 juillet 2025 à La Fabrica, Festival d’Avignon
Mise en scène de Christoph Marthaler assisté de Giulia Rumasuglia
Avec Liliana Benini, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Federica Fracassi, Lukas Metzenbauer, Graham F. Valentine
ODE de Catol Teixeira
du 15 au 24 mai 2025
Durée 50 min
Conversation artistique avec la poète Gabriela Perigo
Musique de Mbé & Luisa Lemgruber