Adolescence et territoire(s), Odéon – Théâtre de l'Europe © Mélissa Boucher

À l’Odéon, les premiers pas sur scène d’adolescents plus grands que nature

À l'Odéon, dans le cadre d'Adolescence et territoire(s), Pauline Bayle fait jouer les Suppliantes d'Eschyle à seize jeunes comédiens amateurs.

Adolescence et territoire(s), Odéon – Théâtre de l'Europe © Mélissa Boucher

Lancé en 2012, le programme Adolescence et territoire(s) de l’Odéon offre à des jeunes issus des quartiers environnant les ateliers Berthier la possibilité de monter sur scène, dans un spectacle créé avec un metteur en scène reconnu. Cette année, Pauline Bayle crée Les Suppliantes avec un groupe de seize participants bouillonnants. Reportage.

Sur le rebord du premier balcon de la salle historique de l’Odéon, dans le VIe arrondissement de Paris, les noms de Racine, Molière, Corneille et Marivaux font face aux seize jeunes qui participent au programme Adolescence et territoire(s). Ils ont entre quatorze et vingt-et-un ans, sont issus de quartiers classés « Politique de la ville » du XVIIe arrondissement, de Saint-Ouen ou de Gennevilliers. Avec leurs silhouettes juvéniles, Maximilien, Garance, Nour, Nizar, Erwan, Nerimen, Gwendal, Lorie, Arthur, Merveille, Maryam, Elyes, Adèle, Altino, Houda et Melany s’apprêtent à donner corps aux Suppliantes d’Eschyle, sous la direction de Pauline Bayle, artiste invitée de cette dixième édition, assistée d’Isabelle Antoine.

Pendant les vacances scolaires
Adolescence et territoire(s), Odéon 
– Théâtre de l'Europe © Mélissa Boucher

Aujourd’hui a lieu une répétition « à l’allemande », qui sert à huiler la mécanique des gestes et des déplacements au plateau. Garçons et filles mélangés composent le chœur des Danaïdes, ces cinquante filles qui fuient l’Égypte pour demander l’asile au royaume d’Argos afin d’échapper à un mariage forcé. Celles-ci déposent des rameaux en offrande aux Argiens, qui se dressent dans l’orchestre pour les interroger sur leurs origines et les motifs de leur demande. Autant dire que ce texte du Ve siècle avant J.-C. résonne sans peine avec les problématiques du présent.

Beaucoup de ces interprètes font leurs premiers pas sur scène, ou n’ont que des souvenirs lointains d’ateliers théâtre à l’école. Mais on sent déjà une aisance dans le travail. Derrière eux, plusieurs semaines de répétitions depuis le mois de décembre, glissées dans l’agenda entre deux semaines de cours, sur le temps des vacances scolaires et certains week-ends. Et le groupe avance vite : « Je vois l’endroit d’où on est parti et là où on en est aujourd’hui, et c’est déjà incroyable. De jour en jour, d’heure en heure, ils sont de plus en plus poreux à cette dynamique d’apprentissage, à la discipline et l’exigence que ça demande », remarque Pauline Bayle, les yeux plein d’admiration pour ces jeunes desquels elle requiert une assiduité rigoureuse.

Les choses en grand

Pour la première année depuis la création du dispositif en 2012, les jeunes participants foulent les planches de la salle du VIe, avec son histoire, son aura et ses balcons à l’italienne. Si les initiatives d’accès à l’institution théâtrale essaiment, l’Odéon – Théâtre de l’Europe table sur des moyens et un niveau d’exigence rares. Sur la soixantaine de jeunes présents aux journées de sélection de novembre à la suite d’un appel à candidatures, seuls ces seize-là ont été retenus. Pour eux, Pauline Bayle, remarquée cette saison pour son adaptation des Illusions perdues, voit les choses en grand : « Mon instinct a été de me dire que j’abordais ça comme une création, même si on n’a pas tellement de temps. »

Cette exigence, les jeunes en témoignent, et elle transparaît dans les répétitions. Il faut chorégraphier précisément les déplacements, s’assurer que tout soit fluide pour que la parole partagée des Danaïdes circule sans accroc et trouve sa dimension chorale. Bienveillante et attentive, la metteuse en scène sait aussi cadrer son groupe, comme lorsqu’un fou rire menace de le distraire à l’évocation d’Io, aïeule des Danaïdes transformée en génisse. Il y a un temps — relativement court au vu de l’ambition imposée par Bayle — à respecter pour mener la pièce à son aboutissement. Et la dimension chorale de la pièce requiert, à chaque moment, l’attention de tout le groupe.

Une voix chorale

Les Suppliantes n’ont pas été choisies par hasard. Il n’a pas toujours été question de travailler sur la tragédie d’Eschyle, et Bayle a envisagé des textes contemporains, comme Le Iench d’Eva Doumbia. Mais le théâtre antique porte « une forme d’éternité, de permanence dans ce qu’il raconte », explique-t-elle. « La pièce d’Eschyle raconte la demande d’asile de ces femmes qui fuient un mariage forcé. Elle est peut-être l’une des pièce les plus modernes de l’antiquité. Ce théâtre est à notre mesure, et en même temps plus grand que nous. C’est ce que j’ai eu envie de leur transmettre. » Moyennant toutefois un travail d’adaptation : « J’ai fait des choix assez radicaux, notamment celui de couper Danaos, le père, et, au lieu d’avoir un coryphée, de vraiment travailler sur le chœur », poursuit l’artiste. « Il n’y a plus de premier rôle : on les voit tous, on les entend tous ».

Adolescence et territoire(s), Odéon 
– Théâtre de l'Europe © Mélissa Boucher

Faire jouer un chœur de femmes à un groupe mixte ? Pas un problème, pas même un sujet. Et la timidité de ces jeunes face au théâtre antique a vite laissé place à un intérêt actif. « Au début, on a un peu peur. On est impressionné par la tragédie grecque », explique Altino, 17 ans, l’un des Argiens qui interrogent les Danaïdes aux portes du royaume. « Mais le texte est très beau, avec cette voix chorale dans laquelle tout le monde se mélange. » Pour Pauline Bayle, l’intérêt spontané dont témoignent ces adolescents pour l’art dramatique est une belle surprise, qui se confirme à mesure qu’elle apprend à les connaître : « Pour moi, le théâtre était un peu un truc de geeks, pas très populaire. J’étais contente de voir qu’en fait, ces jeunes ont envie de jouer et qu’ils sont en même temps tous très cool. Ils ont une conscience politique, et l’instinct que cet endroit leur appartient, que ce qu’ils ont à dire a sa place sur un plateau. Rien ne peut m’émouvoir plus. »

Comédiens un jour, comédiens toujours ?

À ce stade, on entend déjà le texte résonner d’une manière particulière, avec une fraîcheur qui saute immédiatement aux yeux et aux oreilles. Les timbres de voix, la prosodie et la candeur offerts par ces jeunes, pour certains encore au cœur de l’adolescence, est une matière précieuse. Il y a des présences naturellement imposantes, et des caractères plus discrets, plus modérés. Mais toutes ces intensités trouvent sur le plateau un champ d’expression égalitaire, qui n’enlève rien à leurs nuances tant que l’on sait les agencer, comme l’équipe artistique s’attache à le faire.

Quid de la suite, quand le spectacle sera terminé ? Pour certains, cette expérience restera sans doute l’un des seuls souvenirs de plateau. Pour d’autres — peut-être un quart, estime Bayle — se dessine aujourd’hui une envie de théâtre à plus long terme. Maximilien, Adèle et d’autres pourraient y voir une étape initiatique dans un parcours à construire. À 19 ans, Merveille cumule déjà, lui, plusieurs expériences en tant qu’acteur. « Fasciné, mais pas impressionné » par l’aura de l’Odéon 6e, ce jeune de Saint-Denis vise pour la suite les classes préparatoires aux grandes écoles de théâtre. « Il faut qu’il le fasse, il est génial », abonde la metteuse en scène, qui ne tarit d’éloges sur aucun de ces jeunes comédiens. « J’ai déjà réfléchi à la façon dont on pouvait poursuivre les discussions après ça. Les mettre en lien avec les dispositifs qui existent pour qu’ils puissent continuer leur apprentissage ».

À la fin de cet après-midi intense de répétitions, les jeunes reprennent leurs sacs à dos et leurs discussions, des rires éclatent en coulisses. Certains prévoient d’aller le soir même à Berthier voir La Platrière de Séverine Chavrier, pour continuer à former leur regard. Ce vendredi, ils se produiront pour la première fois devant le public de l’Odéon, sur cette grande scène. Il est toujours passionnant de voir des jeunes jouer avec une telle volonté et une telle fraîcheur. Entendre leurs voix résonner dans cet écrin rare sera un cadeau, aussi bien pour eux que pour le public.

Samuel Gleyze-Esteban

Les Suppliantes d’après Eschyle
Mise en scène Pauline Bayle
En collaboration avec Isabelle Antoine
Costumes Pétronille Salomé
Scénographie Fanny Laplane
Avec Maximilien Ayemou, Garance Baranger, Nour Benaoum, Nizar Boudlale, Erwan Declercq, Nerimen Ferkala, Gwendal Le Caër, Lorie Muller, Arthur Noël, Merveille Nsombi Matondo, Maryam Oussoukpevi, Elyes Plenel Jobard, Adèle Renaud, Altino Santos Echeverria, Houda Tissinte, Melany Toussaint

Le 4 juin à 20h
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon
75006 Paris

Le 7 juin à 20h
T2G – Théâtre de Gennevilliers
41 avenue des Grésillons
92230 Gennevilliers

Le 9 juin à 20j
Espace 1789
2-4 rue Alexandre Bachelet
93400 Saint-Ouen

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