Comment est née l’aventure des Rencontres chorégraphiques ?
Frédérique Latu : C’est une longue histoire,qui remonte à la fin des années 60. Les Rencontres sont issues du concours de Bagnolet, alors baptisé Ballet pour demain, imaginé par Jaque Chaurand, un danseur et pédagogue venu du classique. À l’époque, ce concours visait déjà à donner de la visibilité aux jeunes chorégraphes, pas forcément rattachés à des ballets, à leur offrir un espace libre de création. On est en 1969 : la scène chorégraphique française commence tout juste à bouillonner. Dans les années 70 et surtout 80, le concours devient un passage obligé. Beaucoup de chorégraphes qui dirigeront ensuite les Centres chorégraphiques nationaux y font leurs premiers pas.
Et à quel moment le concours devient-il un festival ?

Frédérique Latu : Le concours s’arrête au milieu des années 80. Il évolue vers un centre de documentation, se transforme en biennale à Bobigny, puis en festival annuel, avec une ouverture croissante à l’international. Le cœur du projet reste le même : faire découvrir de nouvelles écritures chorégraphiques. À partir des années 2000, il affirme officiellement le nom de Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, et devient itinérant sur l’ensemble du département. L’idée était de garder l’ADN du concours — repérage, soutien, création — mais en l’inscrivant dans un panorama chorégraphique plus large, avec la volonté de refléter l’actualité de la danse dans toute sa diversité.
Vous êtes nommée en 2021. Qu’avez-vous souhaité impulser ?
Frédérique Latu : J’ai pris mes fonctions dans un moment particulier. Après la pandémie, il fallait recréer des liens, retrouver une relation au corps, aux lieux. Je suis partie de l’histoire du festival, de son ancrage, mais aussi des nouveaux défis : comment rester fidèle à l’esprit des Rencontres tout en ouvrant de nouveaux espaces — esthétiques, géographiques, symboliques ? Mon premier geste a été d’imaginer des extensions du festival : aller au-delà des théâtres, dans les parcs, les friches, les gymnases, au pied des immeubles… Aller là où vivent les gens. Il ne s’agit pas seulement de toucher de nouveaux publics, mais de se rapprocher des habitants, d’investir d’autres contextes de présentation.
Vous avez aussi initié des formats à destination de la jeunesse et des danses urbaines…

Frédérique Latu : La Seine-Saint-Denis est le département le plus jeune de France. On ne peut pas ignorer ce fait. J’ai eu envie d’ouvrir un dialogue fort avec l’enfance, la jeunesse, les familles. C’est ainsi qu’est né Playground, un festival dédié à la danse adressé à tous les spectateurs, quel que soit leur âge, pour irriguer le territoire avec une programmation ambitieuse et accessible. C’est aussi un geste politique : le corps est un enjeu crucial, et la danse peut accompagner une réflexion profonde sur les récits, les identités, les représentations.
Autre pas de côté : BOOST, un temps fort consacré aux danses dites hip hop, électro, voguing, afro… Des danses nées dans des contextes souvent marqués par la discrimination, et qui inventent aujourd’hui des formes puissantes, audacieuses, qu’on voit autant sur scènes que dans les espaces publics, les clubs, les battles, les réseaux sociaux… La Seine-Saint-Denis est un des berceaux de la culture hip hop en France. On ne programme pas ces formes comme un « à côté » spécifique : elles sont au cœur de l’écriture chorégraphique contemporaine.
Comment se construit la programmation d’un festival aussi éclaté et dense ?

Frédérique Latu : C’est une aventure chaque année. Le festival est itinérant, construit avec 29 lieux partenaires dans 13 villes. C’est un vrai travail de dentelle. On part à chaque fois d’un dialogue très fin avec les structures : leur projet, leur territoire, leurs publics. Il ne s’agit pas d’imposer une programmation en bloc, mais de construire ensemble, de réfléchir à ce qui résonne dans chaque lieu, pour chaque œuvre. Ce que je trouve passionnant, c’est que chaque accueil devient une coproduction de sens.
Combien de spectacles cette année ? Et quels en sont les temps forts ?
Frédérique Latu : On accueille une cinquantaine d’équipes artistiques. Une trentaine de spectacles au sens classique, mais aussi des bals participatifs, des projections, des présentations de projets, une création amateur… On essaie d’avoir des multiples entrées dans la danse. C’est une édition particulièrement généreuse, avec une forte présence internationale, notamment brésilienne — en lien avec la saison France-Brésil. Dix artistes brésiliens sont invités, avec des esthétiques et des énergies très différentes, mais toujours un propos politique fort.
Je pourrais citer aussi la venue de Raphaëlle Giovanola, avec une pièce de groupe présenté au Théâtre Public de Montreuil. C’est une artiste rare en France, et son travail sur le collectif, le chœur, est très fort. On accueille aussi trois solos féminins du Moyen-Orient aux Laboratoires d’Aubervilliers, portés par des artistes du Liban et d’Égypte. Ces femmes continuent de créer dans des contextes extrêmement difficiles : leur donner voix ici me semble fondamental. Autre ouverture, on donne une carte blanche inédite à l’artiste protéiforme Nosfell à La Chaufferie pour une soirée intimiste qui questionne nos héritages pluriculturels.

Enfin, nouveauté de cette année, une semaine conçue en partenariat avec la Commune – CDN d’Aubervilliers et l’artiste Calixto Neto, du 6 au 14 juin. Une carte blanche pensée à trois, qui abordera les questions de corps noir, d’identité, de genre. Avec, entre autres, deux pièces de l’artiste originaire de Recife – O Samba do Crioulo Doido et Feijoada -, Repertorio n°3 de Davi Pontes et Wallace Ferreira et Batty Bwoy d’Harald Beharie.
Les Rencontres sont donc plus que jamais un lieu de circulation et de pensée…
Frédérique Latu : La circulation des œuvres, des artistes, des récits, est cruciale. Dans un monde qui tend à se refermer, la danse peut ouvrir des brèches. Je ne parle pas de « voyage » exotique. Il s’agit plutôt de comprendre ce que les artistes, où qu’ils soient, ont à dire de leur réalité, et comment leur langue chorégraphique nous parle d’aujourd’hui. En cela, les Rencontres veulent être un lieu d’écoute, de friction, de déplacement. Un festival à la fois exigeant, poreux, hospitalier.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis
du 13 au 15 juin 2025