Enfant, Bérengère Bodin cherche à nourrir son feu intérieur dans la natation, l’escalade, la musique, la poésie… « J’ai grandi dans la campagne vendéenne, entourée de nature et de grands espaces… Je passais mon temps dehors, à grimper, à nager, la liberté au travers des paysages me permettait de tout imaginer. » Rien ne semble la destiner à la scène.
À treize ans, une nouvelle lubie — encouragée par sa mère, éducatrice pour élèves en difficulté scolaire — la pousse à franchir la porte d’un studio de danse, non loin de chez elle.« Très tard pour une fille », sourit-elle aujourd’hui. Mais le coup de foudre est immédiat. Un cours par semaine, puis deux, puis tous les jours sauf le dimanche. Une fringale de mouvement, d’énergie, de poésie, pour exister autrement.
La révélation du plateau

Rapidement repérée pour sa fougue, elle rejoint le Conservatoire d’Angers en horaires aménagés. « Techniquement, j’étais un canard par rapport à nombre de mes camarades, mais je crois que mes professeurs ont vu combien danser me rendait heureuse. » C’est là que naît son désir d’aller plus loin, de poursuivre un rêve. « À l’audition, on m’a demandé si je voulais devenir professeure. J’ai dit non. Moi, je voulais faire le CNDC – Centre national de danse contemporaine d’Angers. Ils m’ont alors répondu : “Alors, tu veux danser ?” J’étais sous le choc de cette révélation… »
En 2000, Bérengère Bodin intègre de l’institution angevine. Une formation exigeante, alignée avec son amour grandissant pour une danse instinctive et fougueuse. La suite s’écrit sans plan de carrière, mais avec une confiance presque animale dans l’instant. De Raymund Hoghe à Joëlle Bouvier, des scènes belges du KVS avec Isabella Soupart à l’univers loufoque de Robyn Orlin, elle entre aux Ballets C de la B avec Lisi Estaras, puis rencontre Alain Platel, qui devient son père spirituel. « Alain, c’est mon grand maestro », dit-elle simplement, comme on parle d’un guide.
Suivront d’autres rencontres marquantes, parfois moins connues, mais tout aussi importantes : Christophe Marthaler, Philippe Grandrieux, Lien Wildemeersch, Jonathan Châtel, Maëlle Dequiedt, Géraldine Doignon… Des mondes hétérogènes qui nourrissent un appétit sans cloison.
Interprète et créatrice

Les projets s’enchaînent, les tournées aussi. Parallèlement, une autre voie s’ouvre : celle de la création personnelle. Elle ne se contente jamais d’un seul rôle. Interprète, oui, mais très tôt, elle répond à des commandes, initie des pièces pour la jeunesse, s’essaie au solo, multiplie les formats. « J’ai toujours eu cette chance : même quand j’étais interprète, on ne me disait pas quoi faire. On m’invitait à chercher, à proposer, à créer. » Son goût pour la porosité entre les langages — entre scène et écriture, parole et geste — s’affirme encore davantage après la pandémie, quand tout s’annule et qu’un solo devient nécessité.
Son nouveau projet, Like the Full Moon Says, est prévu pour janvier 2026 à Malpertuis. « Une petite maison artistique en or, qui nous soutient pleinement », dit-elle. C’est un duo avec Ivan Fatjo autour du corps vieillissant. « Je ne me sens pas vieille, mais je sens que, pour la première fois, mon corps me demande de l’écouter. Le rapport à l’âge, dans un monde qui célèbre la jeunesse, le deuil, la mémoire, le temps, la célébration… tout cela nous traverse. » Aux côtés du dramaturge Daan Borloo, elle élabore une écriture textuelle qu’elle compte ensuite déconstruire en studio.
« C’est l’inverse de ce que je fais d’habitude : en répétition, on cherche une parole. Là, on part d’un texte qu’on va désosser. » Et le coach de leur duo sera le Grand Danny Ronaldo ! « Un clown que j’ai eu la chance de découvrir il y a seulement deux ans, mais que toutes personnes dans sa vie devraient avoir vu!! »
Une rencontre instinctive avec Martin Zimmermann

Cette tension féconde entre instinct et construction, elle la retrouve dans son travail avec Martin Zimmermann. Une rencontre presque suspendue, inattendue. « J’étais à Gand, je pensais à quel point la scène me manquait. Ces dernières années, j’ai souvent été appelée à intégrer des équipes artistiques. J’ai besoin d’être des deux côtés de la table. Être sur scène me nourrit pour guider les autres, guider me donne de la distance sur ce que je fais. » Un ami, Romain Guion, l’appelle : Martin aimerait la rencontrer, il pense à elle pour sa prochaine création…
Deux mois plus tard, elle est à Zurich. Zimmermann la convie à un atelier travail autour de sa nouvelle création. Un saut dans le vide. « J’adore ces moments-là : c’est l’impro totale. Avec Martin, il faut s’oublier, être là, ici, maintenant. » L’artiste pluridisciplinaire zurichois la projette à y découvrir sa figure tragique comique, il dessine avec elle une silhouette d’un petit rockeur nerveux, un chien qui aboie, mais ne mord pas. « Ce que j’interprète n’est pas quelqu’un de très intelligent. Il dit des trucs qui grattent. Il rêve d’avoir une forme de reconnaissance par n’importe quel pouvoir… »
Elle s’en amuse. Même un rap, clin d’œil à NTM, groupe de son adolescence, s’invite dans la partition.
« Je ne l’avais jamais fait. Un nouveau challenge avec des tabous qui nous interpellaient avec Martin dans ce texte écrits 20 ans plus tôt…» Chez Zimmermann, tout est à vue : les déséquilibres, les glissements, les maladresses. Mais tout est vrai. « Il n’y a pas de calcul. Il y a une intégrité folle dans ce qu’il propose. »
Et même lorsque le propos flirte avec l’absurde, même lorsque les corps s’emmêlent aux objets, aux sons, aux élans désarticulés, une parole surgit. Poétique, politique.« Louise est profondément féministe, mais sans dogme. Martin met en lumière des femmes, oui, mais c’est l’humain je pense qu’il met au centre. »
Danser, transmettre, recommencer
Artiste polymorphe, Bérengère Bodin danse, parle, écrit, transmet. Elle passe d’un plateau à un studio de coaching, d’un solo intime à un collectif clownesque. Aujourd’hui encore, elle avance à l’instinct, comme elle a commencé, et comme elle continue. « Je me reconnais dans cette phrase de Beckett : First do, then think*. »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Louise de Martin Zimmermann
création le 30 novembre 2024 aau Schauspielhaus Zürich – Schiffbauhalle
Durée : 1h15
Tournée
1er au 2 mai à l’Usine à Gaz, Nyon, Suisse
7 au 8 mai 2025 au Casino Theater Zug, Suisse
du 13 au 24 mai 2025 au Théâtre du Rond-Point, Paris
Dates passées
30 au 31 janvier 2025 au Grand théâtre d’Aix-en-Provence, Les théâtres
28 au 29 mars 2025 au Theater Chur, Suisse
Conception, mise en scène, chorégraphie de Martin Zimmermann
Créé avec et interprété par Bérengère Bodin, Marianna de Sanctis, Rosalba Torres Guerrero & Methinee Wongtrakoon
Création musicale de Tobias Preisig
Dramaturgie de Sabine Geistlich
Scénographie :de Simeon Meier & Martin Zimmermann
Collaboration artistique et chorégraphique – Romain Guion
Création costumes de Susanne Boner, Création lumière de Ueli Kappeler, Création son d’Andy Neresheimer, Création régie plateau de Doris Berger
Construction décor – Schauspielhaus Zürich, Metallkonstruktiv Zürich
Confection costumes et mannequins – Schauspielhaus Zürich, Susanne Boner
Motorisation – Markus Binder
Assistant plateau- Noah Geistlich
Equipe technique – Doris Berger, Franck Bourgoin, Jérôme Bueche, Ueli Kappeler, Lea Meierhofer, Andy Neresheimer, Jan Olieslagers
* D’abord faire, ensuite réfléchir