Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Lia Rodrigues danse au bord des mondes

Dans le cadre du Festival Paris l’Été, la chorégraphe brésilienne présente Encantado, une pièce née en pleine pandémie au cœur de la favela de Maré. À la rentrée, elle poursuit sa tournée européenne avec Borda, sa nouvelle création, attendue à la Biennale de la danse de Lyon et à La Bâtie à Genève.

Issue d’une famille de la classe moyenne brésilienne, Lia Rodrigues découvre très tôt le monde de l’art. « Ma tante était comédienne dans une troupe de théâtre pour enfants et ils répétaient au sous-sol de la maison de mes arrière-grands-parents, où j’habitais. C’était vers 1963, j’avais sept ans et j’adorais assister aux répétitions ». Le week-end, elle l’emmène voir les représentations au théâtre. Une ambiance qui fascine la jeune fille. « J’aimais déjà rester dans l’allée et les loges. »

Mais derrière cette proximité avec la scène, elle développe très tôt une conscience politique aiguë. Son père, journaliste et photographe, l’emmène dans les favelas. Confrontée très tôt à l’injustice sociale, la jeune fille forge son regard sur le monde.

Du rêve d’anthropologie à la danse contemporaine
Encantado de Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Encantado de Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Formée au ballet classique pendant onze ans, la jeune fille ne cherche pas à devenir danseuse. « C’était pourtant une école très en avance sur son temps, car nous étions également exposés à d’autres danses. D’ailleurs la directrice nous encourageait à créer des spectacles de fin d’année. C’est clairement ce que je préférais. »

Mais l’adolescente a un autre rêve en tête, devenir anthropologue. Passionnée d’histoire, de culture et de lectures – Claude Lévi-StraussEduardo Viveiros de Castro –, elle entame des études universitaires à São Paulo. « Parallèlement, j’ai découvert la danse contemporaine et ça a tout changé. » Avec des amies, elles montent leur propre compagnie. C’était dans les années 1970 à São Paulo, pendant la dictature. 

La rencontre fondatrice avec Maguy Marin

En 1980, sa trajectoire bascule en France. Elle rencontre Maguy Marin, participe à la création de May B. « Ce fut ma grande école, non seulement en tant que danseuse, mais aussi en tant que personne. J’ai pu vivre aux côtés d’une artiste que j’admire et qui a toujours été un guide pour mon parcours dans la danse, en tant que créatrice et aussi pour ses positions politiques et éthiques. » 

De retour à Rio de Janeiro en 1982, elle s’engage pour favoriser l’allaitement en donnant naissance à ses 3 enfants en 1982, 1986 et 1988. « Être mère et récemment grand-mère est pour moi une école de vie ». Petit à petit, elle trouve de nouveaux et nouvelles partenaires de danse, comme João Saldanha« Ensemble, nous avons créé une petite compagnie indépendante, et il m’a encouragée à tenter ma chance. C’est ainsi que nous avons créé un projet ensemble. C’était en 1988, alors que j’étais enceinte de ma troisième fille. » 

Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Forte de ce nouvel élan, de cette voie confirmée et de cette conviction, elle crée en 1990 sa propre compagnie, avec laquelle elle développe continuellement des projets créatifs et éducatifs depuis 35 ans. 

Le patient tissage d’une création collective

Créer, pour Lia Rodrigues, c’est inventer sans cesse des stratégies de survie. Là où elle vit et travaille, la précarité impose une vigilance constante. Elle trouve dans la lecture ses meilleurs alliés dans ce combat permanent. « Généralement, certains livres me donnent envie d’emprunter une voie ou une autre dans mon processus artistique. »

Chaque création s’élabore dans un temps long. Les répétitions s’étirent sur neuf mois et sont rythmées par de longues journées de recherche collective où s’entrelacent textes, images, improvisations. D’une création à l’autre, ensemble, ils vont de découverte en découverte et se confrontent à de nouvelles circonstances et des problèmes à résoudre. 

« Je suis la couturière d’un processus fragmentaire qui prend corps et sens avec le temps. Les interprètes me donnent la matière, mais j’ai la responsabilité du tissage. Tout cela prend du temps. Pour que prenne forme tout ce travail, il faut être immergé dans les questions qui surgissent et qui constituent un vaste collage d’images, de conversations, d’improvisations, de films, de vidéos, de photographies, de peintures et de textes, tous disposés les uns sur les autres, voire les uns contre les autres, dans un flux de connexions et d’associations. » À ses côtés, un noyau fidèle composé d’Amalia Lima, son assistante, Silvia Soter, sa dramaturge, et Sammi Landweer, son conseiller artistique.

Encantado, traverser l’isolement
Encantado de Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Encantado de Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Lorsque avec ses danseurs, elle commence à travailler sur Encantado en avril 2021, l’épidémie de Covid explose. Les protocoles sanitaires imposent la distanciation, les masques et les tests hebdomadaires. « Pour tout le monde, c’était une expérience inédite. Mais au Brésil, c’était encore pire, plus de 700 000 personnes sont mortes, pas à cause du covid, mais à cause d’un gouvernement fasciste et négationniste. » Ce climat délétère pousse la compagnie à réinventer ses modes de création.

Au même moment, le Centro de Artes da Maré, où la troupe travaille, devient un centre logistique d’aide humanitaire pour les 17 000 familles de la favela qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, dans une action inédite et de grande ampleur menée par l’association Redes da Maré. Des ouvriers installent des panneaux solaires sur le toit pour rendre le lieu plus durable. Dans la salle de répétition, un mince rideau de tissu sépare les danseurs de l’agitation solidaire. Cette proximité nourrit profondément la pièce.  Encantado se déploie en trois mouvements. « Dans le premier, les artistes sont isolés et sans contact. Puis, ils commencent à former des duos, des trios et des quatuors et enfin, à la fin – lorsque tout le monde a été vacciné –, cela devient une danse collective où tout le monde est réuni ! »

Borda, un espace de frictions invisibles
Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Le titre s’est imposé au fil du travail. Dès le départ, Lia Rodrigues et son équipe savent que ce mot, signifiant « bord », convoque d’emblée des dimensions géographiques et politiques. « Mais la frontière ne concerne pas nécessairement uniquement le visible. C’est aussi un espace de friction, un entre-deux instable. Ni dedans, ni dehors. Un lieu de transitions, de passages d’un état à un autre, d’une perspective à une autre. Chaque franchissement, même imperceptible, produit une mutation. Il y a toujours des frontières, mais on ne les voit pas. »

Borda vient clore la trilogie amorcée avec Furia et Encantado. Certaines méthodes de travail, certains procédés scéniques poursuivent les explorations précédentes. Le corps et les matériaux scéniques dialoguent en permanence. Sur scène, tissus colorés, objets simples et gestes organiques composent un paysage mouvant où chaque déplacement devient métaphore des fractures sociales, politiques et intimes qui traversent le Brésil contemporain.

Créer et transmettre dans la Maré

Depuis 2004, Lia Rodrigues travaille au cœur de Maré, un ensemble de seize favelas de Rio regroupant 140 000 habitants. En lien avec l’association Redes da Maré, elle fonde le Centro de Artes da Maré en 2009, puis l’Escola Livre de Dança da Maré en 2011, dirigée par la professeure Silvia Soter et l’artiste elle-même. 

Ici, la scène n’est jamais déconnectée du contexte social. L’éducation devient un levier de transformation. S’appuyant sur les principes du pédagogue Paulo Freire, Lia Rogrigues revendique une éducation qui libère et politise. Depuis sa création, l’école est soutenue par la Fondation d’entreprise Hermès, un appui essentiel qui lui permet de former de jeunes artistes de la favela et de maintenir cet espace d’apprentissage et de création dans un environnement précaire.

Un contexte politique sous haute tension
Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer
Borda de Lia Rodrigues © Sammi Landweer

Le Brésil, immense et fragmenté, raciste et avec une immense inégalité offre des réalités contrastées aux artistes. Sous le régime de Bolsonaro, le pays a connu des années de destruction politique et culturelle. Les institutions démocratiques ont été attaquées, la censure renforcée, les artistes marginalisés. Le gouvernement Lula tente aujourd’hui de rebâtir des politiques culturelles, mais à Rio, les soutiens restent fragiles. Les artistes brésiliens naviguent dans une imprévisibilité permanente. Chacun développe ses propres stratégies de survie.

 « Ces dernières années, je n’ai survécu que grâce à l’investissement des institutions européennes dans mon travail. Au cours de ces 35 années, la compagnie a travaillé sans ressources, avec des fonds publics, avec des ressources personnelles, grâce aux cachets de nos représentations au Brésil et à l’étranger, grâce à des coproductions avec des pays européens et à des partenariats nationaux et internationaux. Danser au Brésil, c’est persévérer et résister », résume Lia Rodrigues.

La danse comme lien 

Avec rigueur et douceur, la chorégraphe poursuit inlassablement son tissage. Ses pièces dessinent les contours fragiles d’un art poreux au monde, traversé par les fractures et les solidarités. Danser ensemble, malgré tout.


Encantado de Lia Rodrigues
Jardin des Tuileries, Domaine du Louvre – Festival Paris l’été
du 15 au 17 juillet 2025
durée 1h

Chorégraphie de Lia Rodrigues en étroite collaboration avec 11 danseurs
assistante a la chorégraphie – Amália Lima
dramaturgie de Silvia Soter 
Collaboration artistique et images – Sammi Landweer
Lumières de Nicolas Boudier


Borda de Lia Rodrigues
La Comédie de Genève – Festival La Bâtie
du 1er au 3 septembre 2025

Tournée
6 et 8 septembre 2025 à la Maison de la danse Biennale de danse de Lyon
12 au 17 septembre 2025 au CentQuatre Festival d’Automne à Paris
19 au 21 juillet 2025 à Chaillot – Théâtre national de la Danse – Festival d’Automne à Paris
24 septembre 2025 à L’Azimut – Festival d’Automne à Paris
2 et 3 octobre 2025 à La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche – Biennale de la Danse de Lyon
6 et 7 octobre 2025 à La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale
– Biennale de la Danse à Lyon
12 janvier 2026 au Lieu unique, Nantes
4 au 6 février 2026 au Théâtre Garonne, Toulouse

Chorégraphie de Lia Rodrigues assistée d’Amalia Lima
Dramaturgie de Silvia Soter
Collaboration artistique et images – Sammi Landweer
Création lumières de Nicolas Boudier
Régie générale et lumière – Magali Foubert et Baptistine Méral
Bande sonore – Miguel Bevilacqua, à partir des extraits de l’enregistrement fait en 1938 au nord du Brésil par la Mission de recherche folklorique conçue par l’écrivain et intellectuel Mario de Andrade, extrait de la musique « Amor Amor Amor » du domaine public qui compose le répertoire du « Cavalo Marinho », danse dramatique brésilienne, interprétée par Luiz Paixão
Costumes  de Lia Rodrigues – Companhia de Danças
Couturière – Antonia Jardilino de Paiva
Mixage et mastering – Ronaldo Gonçalves

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