© Christophe Raynaud de Lage
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Affaires familiales : la justice sourde face à l’évolution de nos sociétés

À la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon, Émilie Rousset explore les zones de friction entre droit et intimité à travers une succession d’entretiens reproduits in extenso.

Tout commence par une collecte de récits. Pendant plusieurs mois, Émilie Rousset, aujourd’hui directrice du CDN d’Orléans, a sillonné l’Europe, caméra à la main — parfois accompagnée de certains de ses comédiens — pour aller à la rencontre de celles et ceux dont les histoires familiales croisent les rouages de la justice. De cette matière dense et vivante, elle a retenu neuf témoignages, choisis parmi des dizaines d’heures d’enregistrements réalisés en France, en Espagne, au Portugal et en Italie. Aucun mot n’a été retouché. Les silences, les hésitations, les bégaiements comme les élans sont restitués dans leur intégralité, préservant la charge émotionnelle brute de chaque parole confiée.

Des voix dans l’oreille, des corps sur scène
© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, il n’est pas véritablement question d’émotion brute ou de sentimentalisme. Ce qui s’impose, c’est une rigueur troublante. Les interprètes — Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi et Manuel Vallade — écoutent les voix des interviewés dans l’oreillette et les rejouent en temps réel. Leurs corps s’accordent aux inflexions, aux flux de mots. Le spectateur, lui, assiste à une forme de transfert, dans une zone floue entre réalité et fiction, imposée par le simple fait d’être sur scène.

À travers ces paroles défilent les mots d’une magistrate se battant contre l’idée archaïque de devoir conjugal, le récit d’un père italien et de son conjoint ayant eu recours à la gestation pour autrui pour faire reconnaître leurs droits parentaux, le témoignage d’une policière catalane formée aux cas de violences sexistes et homophobes, ou encore les voix de femmes à qui l’on a retiré l’enfant ou qui ont été confrontées à l’inceste. Chaque histoire vient s’ajouter à la précédente. Ensemble, elles construisent une forme d’onde de choc. Leur accumulation finit par dessiner un système judiciaire qui peine à s’accorder aux réalités d’aujourd’hui.

Tension douce, dispositif rigoureux

La scénographie de Nadia Lauro, tout en épure, fait surgir l’image d’un espace d’attente. Le public est installé de part et d’autre d’une bande blanche qui traverse le plateau. L’ensemble évoque un lieu suspendu où les décisions basculent entre deux silences. Par moments, des images projetées sur les côtés viennent ponctuer le récit et montrer à quel point le mimétisme des comédiens est au plus près des gestes des interviewés.

© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

L’ensemble frappe par sa précision. Chaque inflexion est mimée, chaque silence rejoué avec application. Pourtant, au fil des récits, une forme de lassitude s’installe. Le choix de ne rien transposer, de suivre fidèlement le réel jusqu’à la lettre, freine l’élan théâtral. Le dispositif, aussi méticuleux soit-il, ne parvient pas à faire vibrer ces récits de vie ni à faire entendre ces voix trop souvent tues ou niées. Ce qui se voulait évidence devient parfois neutralité. À trop vouloir coller au témoignage, la forme perd en intensité.

Le fracas du réel

Le théâtre reste un espace de trouble et de fiction. Il ne se contente pas de refléter. Il transforme, déplace, fait surgir. Dans Affaires familiales, la matière première est bouleversante. Les voix sont précieuses, nécessaires. Elles révèlent ce que l’institution tait. Mais en les contenant dans une structure aussi rigide, la mise en scène finit par les étouffer. On écoute sans toujours ressentir. On comprend sans parvenir à être traversé. L’émotion, fragile, affleure à peine. Elle se brise parfois sur le mur d’une fidélité trop scrupuleuse.


Affaires familiales d’Émilie Rousset
La Chartreuse-CNES de Villeneuve-lez-Avignon dans le cadre des Rencontre(s) d’été – Festival d’Avignon
du 9 au 17 juillet 2025
durée 2h10

Tournée
19 au 3 octobre 2025 au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne (France)
7 et 8 octobre 2025 au Lieu Unique, Scène nationale de Nantes (France)
3 au 12 décembre 2025 au Centre Dramatique National Orléans (France)
11 et 12 février 2026 à Points Communs, Nouvelle scène nationale de Points Cergy-Pontoise / Val d’Oise (France)
12 et 13 mars 2026 au Volcan, Scène nationale du Havre (France)
18 au 20 mars 2026 à la Scène nationale de l’Essonne, Agora-Desnos / Evry-Courcouronnes (France)

Conception, écriture, mise en scène d’Émilie Rousset 
Avec Saadia Bentaïeb, Antonia Buresi, Teresa Coutinho, Ruggero Franceschini, Emmanuelle Lafon, Núria Lloansi, Manuel Vallade
Conception du dispositif scénographique de Nadia Lauro 
Musique de Carla Pallone 
Collaboration à l’écriture – Sarah Maeght 
Création lumière de Manon Lauriol 
Conception audiovisuel – Joséphine Drouin Viallard et Alexandra de Saint Blanquat 
Cadrage additionnel Italie – Tommy
Cadrage additionnel Espagne – Maud Sophie 
Montage – Carole Borne, avec le renfort de Gabrielle Stemmer
Assistante à la mise en scène-  Elina Martinez
Costume d’Andréa Matweber
Dispositif son et vidéo de Romain Vuillet 
Régie plateau & régie générale – Jérémie Sananes
Surtitrage – Panthea | Juliette Rivens & Anna Livesey

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