Comment êtes-vous passée du métier d’infirmière à celui de chorégraphe ?
Judith Desse : J’ai toujours dansé enfant, les mercredis et samedis, comme beaucoup à l’époque, beaucoup de petites filles. Mais je n’avais jamais imaginé en faire un métier. À 18 ans, au moment de choisir, j’ai décidé de devenir infirmière. La danse viendrait plus tard, si elle devait venir. J’ai suivi mes trois années d’études à Paris, puis j’ai commencé à travailler à mi-temps l’après-midi tout en poursuivant une école de danse le matin. Pendant un an, j’ai mené les deux de front. Jusqu’au moment où j’ai tout quitté pour intégrer la compagnie junior de Lausanne.
Quelle place occupait l’art dans votre entourage à cette époque ?
Judith Desse : Je viens d’une famille qui aime l’art. À table, les discussions tournaient autour de la danse, du théâtre, du cinéma. L’univers créatif m’accompagnait déjà, même si j’avais pris une autre voie. À Lausanne, tout s’est accéléré. J’ai dansé, participé à la plateforme des jeunes chorégraphes de Suisse romande, commencé à écrire mes propres pièces tout en continuant à danser pour d’autres chorégraphes. Très vite, des thèmes comme la vieillesse, la solitude ou la fin de vie se sont imposés.
Pourquoi ces thématiques sont-elles revenues aussi naturellement ?
Judith Desse : Je pense que mon passage par les soins palliatifs m’a profondément marquée. À 18 ans, une patiente que j’accompagnais a expiré sa dernière respiration alors que sa main était dans la mienne. Le premier adulte que j’ai vu nu, je l’ai lavé et j’ai été confronté à des situations du quotidien assez tragiques. J’ai vu la vie dans toutes ses dimensions, drôles, heureuses et tragiques. Ces expériences m’ont fait grandir très vite. Je ne pouvais pas danser sans en parler. Je ne pouvais pas juste performer. Il fallait que cela serve à dire quelque chose.
Comment ce vécu se traduit-il sur scène ?
Judith Desse : Je pars de gestes très concrets, très techniques, que j’ai appris à l’école ou sur le terrain comme la toilette, la distribution des médicaments, le soutien au lever. Ces gestes deviennent la matière de la danse. Je les ralentis, les amplifie, je les fais glisser vers l’abstraction. Ce n’est pas du théâtre documentaire. C’est une fiction nourrie de réel. La poésie du mouvement permet à chacun de se projeter ou de retrouver un écho intime.
D’où vient précisément l’idée de Colette – chambre 212 ?
Judith Desse : Un souvenir m’est revenu. Lors de mon tout premier stage en maison de retraite, une infirmière m’a dit de ne pas perdre de temps à écraser les médicaments. J’ai obéi. Une résidente a fait une fausse route. Elle aurait pu mourir. Ce souvenir est resté. J’ai compris ce jour-là à quel point la surcharge de travail peut mener à la maltraitance involontaire. À partir de là, j’ai eu besoin de parler du soin, de l’intimité, du lien avec les patients.
Comment se construit cette pièce ?
Judith Desse : Il y a eu une première version l’an dernier avec cinq interprètes. Celle que je présente à Avignon est une nouvelle création, plus resserrée, avec les deux figures : d’une infirmière et d’une résidente. On suit leur quotidien. Deux solitudes qui se croisent. Ce lien silencieux, profond, qui naît peut naître dans les couloirs d’une maison de retraite. J’y glisse aussi un fragment de moi. Cette infirmière, sur scène, rêve parfois de danse. Comme moi, quand je rêvais d’être sur scène en travaillant dans une blouse blanche.
Comment le spectacle est-il porté sur scène ?
Judith Desse : Nous sommes deux. Il n’y a pas de texte. Ce sont les voix de résidentes et de résidents que j’ai enregistrées pendant plusieurs années qui résonnent. Ce sont elles qui nous guident. On ne parle pas à leur place. On les écoute. Elles occupent le centre.
Vous dansez toujours en maison de retraite ?
Judith Desse : Oui, depuis six ans. Une fois toutes les deux semaines. Ce ne sont pas des ateliers. Je danse pour et avec les résidents. Il y a des instants bouleversants. Une résidente restée allongée toute la journée peut se redresser soudainement au contact d’un geste. Un regard s’ouvre, un dos se tend. Ces moments de grâce me bouleversent.
Le spectacle intègre aussi une matière plastique : l’argile.
Judith Desse : Sur scène, nos corps sont couverts d’argile. À mesure que la pièce avance, la peau craque, se fissure. C’est notre façon de dire le passage du temps, la transformation pour montrer le corps vieux autrement. Loin des stéréotypes. Sans filtre. Le rendre visible pour mieux le reconnaître.
Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de ce spectacle ?
Judith Desse : J’aimerais que ce spectacle ouvre des questions. Que l’on regarde différement ces lieux, ces corps, qu’on préfère souvent ignorer. La vieillesse n’est pas qu’un déclin. Il y a du savoir, de la mémoire, du vivant. Et surtout, un besoin de lien. Mettre ces corps au centre, c’est aussi apprendre à apprivoiser la mort, à cesser d’en avoir peur. C’est dire qu’il y a encore de la beauté dans ces corps, qu’il y a encore à aimer, à entendre, à recevoir. Et puis tout n’est pas que tristesse ou finitude. Il y a aussi des moments de grâce, des situations ubuesques et décalées. C’est comme dans la vie !
Colette – chambre 212 de Judith Desse
L’entrepôt – Festival OFF Avignon
du 5 au 26 juillet 2025 – relâche les 8, 12, 15, 22 juillet 2025
à 18h20
durée 1h
Chorégraphe de Judith Desse
Avec Katharine Stankiewicz, Judith Desse
Créatrice lumière de Danielle Milovic
Composition musicale d’Eric Lazor & Jerome Baur
Mixage – Eric Lazor
Enregistrement sonore EHPAD – Judith Desse
Scénographe de Judith Desse