Pourquoi ce livre ?
Mikaël Chirinian : On tombe un peu par hasard sur un livre, parce que le thème vous interpelle, puis lorsqu’on commence à le lire, il y a une alchimie un peu mystérieuse qui se met en place. Je suis judéo-arménien, l’histoire de ma famille est donc traversée par deux génocides. Le livre d’Olivier Guez m’a parlé. On n’est pas du tout dans quelque chose d’historique. Sa manière d’aborder cette histoire est très factuelle. J’ai eu la double sensation où à la fois, je savais que j’allais lire quelque chose qui allait me faire peur et en même temps, c’était comme un devoir de mémoire. Olivier Guez nous plonge dans la fuite d’un homme.
Et pas n’importe quel homme !

Mikaël Chirinian : Il s’agit de Josef Mengele, médecin à Auschwitz, celui que l’on surnommait « L’ange de la mort ». C’est avant tout comment Olivier Guez a décidé d’aborder ce sujet qui m’a interpellé. Il rappelle que Mengele est un homme ordinaire. Ce qui renvoie à la citation de Primo Levi : « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter ». Pour nous faire toucher du doigt la banalité du mal, l’auteur nous plonge dans une extrême proximité avec Mengele, on débarque quasiment avec lui, en Argentine en 1949 et on va suivre toute sa cavale.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter le livre pour en faire un objet théâtral ?
Mikaël Chirinian : C’est un récit haletant, on y apprend des choses sidérantes sur une partie du monde (l’Argentine) et une époque sombre (l’après-guerre) que l’on connaît mal et dont certaines informations ont été passées sous silence. Dans cette histoire, chaque détail est important. Donner de l’oralité à ce texte, c’était pour moi réinterroger en public comment la fuite d’un tel homme a été possible. Ce texte nous fait vaciller constamment entre une proximité et une distance « nécessaire » vis-à-vis du monstre dont on emboîte le pas.
Cette distance qui vacille un peu avec l’arrivée du fils…
Mikaël Chirinian : Dès le début de la fuite, l’auteur plante une petite graine, l’histoire du fils de Mengele. Ce gamin à qui l’on a raconté que le père était mort avant sa naissance ! Or lorsque les recherches sur Mengele commencent, parce que l’on pressent qu’il est toujours en vie, sa photo circule dans la presse. C’est par la presse que le fils va faire la connaissance de son père. Les interrogations du fils deviennent les nôtres. C’est toute la question de l’héritage. Comment envisager d’être le fils d’un monstre, comment envisager d’être héritier d’un monde où des hommes ont commis de telles atrocités ?
Comment avez-vous abordé l’adaptation ?
Mikaël Chirinian : Comme avec toutes les autres adaptations que j’ai faites (NDLR Rapport sur moi, La liste de mes envies, L’ombre de la baleine, Changer l’eau des fleurs). Le fil commun, c’est que je pars du théâtre. Je trouve que la littérature et le théâtre ont un lien quand même très commun. C’est-à-dire qu’ils font confiance à l’imaginaire du lecteur ou du spectateur.
À partir du moment où Olivier Guez nous raconte que Mengele est un homme « ordinaire », cela implique que nous devons regarder les choses en face et faire preuve d’une grande vigilance. Cela a été le point de départ de l’adaptation et de la mise en scène de Benoît Giros qui a donné la forme à ce spectacle. Une sorte de face-à-face, épuré et frontal, avec nos zones d’ombre et celles de notre histoire.
Cela raconte aussi comment « ces monstres » ont réussi à échapper à la justice et vivre comme si rien n’avait existé…
Mikaël Chirinian : En effet, il n’y a pas d’impunité sans alliés et ces « monstres » ont eu de nombreux appuis et de nombreux alliés financiers, politiques, familiaux. C’est d’ailleurs assez effarant d’apprendre que pendant près de dix ans après la guerre, les nazis, réfugiés en Argentine vivaient dans une certaine euphorie et étaient assez tranquilles. Au même moment où, en parallèle, l’Europe se réveillait à peine du cauchemar.
Lorsque vous avez présenté la maquette de 30 minutes au festival des Mises en capsule en 2023, il s’est passé quelque chose d’impressionnant avec le public…

Mikaël Chirinian : Je ne m’y attendais pas ! D’autant plus que j’ai failli abandonner ce projet que je porte depuis cinq ans. Il y a eu le COVID, je me suis arrêté. Entre-temps, j’ai fait d’autres spectacles. J’avais peur de me confronter à ce texte. Je voulais trouver le bon angle. Être à la hauteur de l’histoire que raconte ce texte. Et j’ai eu besoin de me retrouver devant un public afin de tester le spectacle. En effet, les capsules ont été pour moi merveilleuses. Comme elles l’ont été à chaque fois. C’est un festival qui est en dehors de tout, qui n’a aucune injonction économique. Cela permet vraiment de tester des formes artistiques.
Et c’est parti, l’été suivant vous voilà au théâtre du Chêne noir au Festival Off d’Avignon où le spectacle connaît un grand succès…
Mikaël Chirinian : Après les Capsules et après réflexion – car il faut entrer dans ce spectacle tous les jours, ce n’est pas rien et je le savais – on a finalement décidé de faire Avignon pour présenter le spectacle.
Et là, dès le début, le public est arrivé.
Mikaël Chirinian : Ça a été très impressionnant. Je crois que les spectateurs sont venus écouter quelque chose qui nous parle aujourd’hui très fortement et qui interpelle notre vigilance. Ce n’est pas une reconstitution historique du tout. Ça parle de nous et de notre héritage. Et malheureusement cela résonne avec notre actualité.
Le Festival Off d’Avignon, cela représente beaucoup pour vous, l’enfant du pays…
Mikaël Chirinian : C’est énorme pour moi. Effectivement, je suis Avignonnais. Mes désirs d’acteurs et de spectacles sont venus de ceux que j’ai découverts avec mes parents. J’ai vécu de très belles histoires à Avignon. J’y ai démarré tous mes spectacles. C’est un véritable endroit de rencontres. Avec les professionnels, mais c’est surtout une vraie rencontre avec un public, constitué de fans de théâtre. Ce sont des gens qui ne viennent que pour ça, pour « bouffer » du théâtre trois, quatre pièces par jour. C’est généreux. Oui, C’est précieux, ce truc-là.
Et maintenant, Paris, dans ce bel écrin de la Pépinière…
Mikaël Chirinian : Où je partage l’affiche avec le spectacle d’Anna Fournier, Guten tag, Madame Merckell ! Et aussi avec Andréa Bescond qui revient avec ses Chatouilles, Alexis Michalik et son Intra-Muros et Pierre Guillois avec Les gros patinent bien ! Oui, je suis très heureux.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
La disparition de Josef Megele d’après l’œuvre d’Olivier Guez (Editions Grasset)
Théâtre de la Pépinière
7 rue Louis le Grand
75002 Paris
Du 24 janvier au 27 avril 2025
Durée 1h15