Comment l’art vivant est-il entré dans votre vie ?
Emma Dante : J’aime cette expression française, l’art vivant. L’idée que cela véhicule. En italien, cette notion n’existe pas, alors que le théâtre est essentiel. Il est prioritaire dans ma vie. Ce qui me plait, c’est le fait qu’il naît et meurt devant le regard des spectateurs et des spectatrices. Ce lien étroit avec la mort est quelque chose qui me touche particulièrement.
La mort est en effet très présente dans votre travail, mais jamais comme quelque chose de triste…

Emma Dante : J’ai toujours dans un coin de ma tête, le titre du roman d’Albert Camus, La Mort Heureuse. Il y a dans cet événement qu’est la mort, quelque chose d’extraordinaire, voire de grotesque. Si la mort est aussi présente dans mes spectacles, c’est qu’elle est intimement liée à la vie. L’une ne va pas sans l’autre. En faisant du théâtre, on parle de l’une est donc forcément de l’autre. La mort est le problème des vivants, pas celui des morts. Il est dont important de la garder près de nous et non de la nier ou de la mettre à distance.
Vous présentez à la Colline Re Chicchinella, dernier volet inspiré du Conte des contes de Giambattista Basile. Qu’est-ce qui vous intéresse dans son œuvre ?
Emma Dante : Sa langue tout particulièrement, un dialecte napolitain, celui de son village natal, Giugliano in Campania, situé non loin de Naples. Il a recueilli les fables qu’on se raconte d’une génération à l’autre. C’est brut, baroque et vulgaire. Il n’a pas essayé de faire de la littérature, mais plutôt de raconter le plus naturellement possible des histoires qui vont permettre aux jeunes filles et aux jeunes garçons d’appréhender le monde tel qu’il est.
Après que ce soit dans La Scortecata, dans Pupo di zucchero ou dans Re Chicchinella, je me sers de l’œuvre de Basile comme point de départ. Les récits se détachent des originaux. Je les réécris entièrement. Et puis dans les trois fables que j’ai adaptées, ce qui m’intéressait, c’est qu’elles évoquent toute la mort, non comme une fin en soi, mais plutôt comme un début. C’est un état de passage qui transforme les choses et les êtres, une métamorphose.
Pourquoi cette histoire en particulier de Roi Poule ?

Emma Dante : La fable dont ce récit est tiré, s’intitule La Papara – le canard en italien. Il est très différent de ce que j’en ai fait. C’est beaucoup plus articulé, il y a beaucoup plus de personnages et l’histoire du Prince n’arrive qu’à la toute fin. Dans le texte de Basile, c’est l’histoire de trois sœurs très pauvres qui achètent un canard. Il s’avère que ce dernier n’a rien d’ordinaire, il pond des œufs d’or et change ainsi leur vie jusqu’à l’arrivée du Prince et sa cupidité. Dans la pièce, je l’ai transformé en roi, car ce qu’il m’intéressait de raconter, ce sont les failles dans une famille totalement inaffective et glaciale, d’aborder le pouvoir et de montrer comment il peut tout détruire.
Vos spectacles sont souvent très engagés. Ils parlent du réel, de la pauvreté sans pour autant que ce soit misérabiliste…
Emma Dante : Je parle de liberté. À la manière du réalisme magique de Fellini, je détourne les choses, je raconte des fables, qui ne sont pas là pour divertir, mais pour ouvrir les yeux aux spectateurs et aux spectatrices, pour frapper les esprits.
Votre processus créatif passe par le plateau ?

Emma Dante : Avant de construire un spectacle, j’ai besoin d’appréhender le plateau avec les comédiens et les comédiennes au cours d’ateliers. C’est un parcours qui prend du temps. À partir de cette matière d’improvisation en lien avec le thème que je souhaite explorer, se dessinent des lignes, des images, dont beaucoup ne serviront pas, mais permettent de nourrir notre imaginaire. C’est comme des bagages que l’on garde sans pour autant qu’ils soient visibles dans l’œuvre présentée aux spectateurs. Je crois profondément à cette recherche artistique. Je crois d’ailleurs qu’avec le temps, c’est ce qui m’intéresse le plus.
Les corps imparfaits sont importants dans votre œuvre ?
Emma Dante : Ils sont essentiels. Dans Re Chicchinella, je voulais que la cour des demoiselles reflète justement, à travers la différence des corps, ses imperfections, les subliment et rendent le propos universel. C’est une manière de dépasser les genres et le regard des autres.
Avez-vous d’autres projets en cours ?
Emma Dante : Je travaille actuellement autour de la thématique du patriarcat et sur la notion d’ange du foyer, de la femme qui maintient la flamme dans l’âtre de la maison pour qu’elle ne s’éteigne pas. Elle est le pilier de la famille, celle sur qui on peut toujours compter et sans laquelle rien n’est possible.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Re Chicchinella d’Emma Dante
spectacle vu au Printemps des Comédiens – Cité européenne du théâtre – Montpellier
Du 18 au 19 juin 2024
Durée 1h
Tournée
7 au 29 janvier 2025 à La Colline – Théâtre national, Paris
1 et 2 février 2025 au Teatro Kismet, Bari
13 au 16 février 2025 au Teatro Metastasio, Prato
18 février 2025 au Teatro Galli, Rimini
8 au 13 avril 2025 au Teatro Carignano – Turin
Dates passées
27 au 30 juin 2024 à l’Aranya Theatre Festival (Chine)
9 au 13 octobre 2024 aux Célestins –Théâtre de Lyon
15 au 18 octobre 2024 à La Comédie de Genève
7 au 17 novembre 2024 au Teatro di Napoli
5 décembre 2024 au Teatro Nuovo Giovanni da Udine
6 au 8 décembre 2024 au Teatro Stabile del Veneto, Venezia
11 au 15 décembre 2024 au Teatro Stabile del Veneto, Padova
19 au 22 décembre 2024 au Teatro Rossini, Pesaro
mise en scène d’Emma Dante
Avec Angelica Bifano, Viola Carinci, Davide Celona, Roberto Galbo, Enrico Lodovisi, Odette Lodovisi, Yannick Lomboto, Carmine Maringola, Davide Mazzella, Simone Mazzella, Annamaria Palomba, Samuel Salamone, Stéphanie Taillandier, Marta Zollet
Décors et costumes d’Emma Dante
Éclairage de Cristian Zucaro
Assistante costumes – Sabrina Vicari
Surtitres – Franco Vena
Traduction du texte en français :- Juliane Regler