Sentinelles de Jean-François Sivadier © Jean-Louis Fernandez

Sentinelles, la création sans fausse note de Sivadier

Créé de 2021 au TNP-Villeurbanne, "Sentinelles" de Sivadier poursuit son tour de France de la MC93 au TNN, en passant par le TNB et le Rond-Point.

Tout est là. Tout est prêt pour une série de changements à vue. Le pont où sont regroupés les projecteurs sépare le plateau en deux. D’autres toiles au lointain ne demandent qu’à être suspendues elles-aussi, déployées. Devant, deux chaises. Tout est là, oui, mais pas un piano à l’horizon. Rien. En fait, il n’y en aura pas. Ce qui ouvre le spectacle, c’est un bond dans le futur. Une rencontre à l’université. Ce décor au fond, c’est un amas de souvenirs que les trois pianistes s’apprêtent à partager avec nous.

Sentinelles de Jean-François Sivadier © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Ce sont trois érudits. Trois bourreaux de travail pour lesquels à l’exception de la musique, rien ne compte. Trois amis qui voient leur adolescence chahutée par ce même idéal de virtuosité. Mathis Schielmann (Vincent Guédon) le fils prodigue d’une certaine Sarah Stensen, concertiste à la renommée mondiale. Swan Estovan (Samy Zerrouki), qui a été son élève, est d’un académisme à toute épreuve. Raphaël Desparnès (Julien Romelard) porte toute une réflexion sur la dimension sociale de la musique. Des personnalités solidement établies, complexes, plausibles. Mais si Jean-François Sivadier orchestre ces récits d’une grande vraisemblance, la force de Sentinelles tient à autre chose.

Inspirée d’un roman de Thomas Bernhard, Le Naufragé, la pièce peut largement emporter l’adhésion des musicologues les plus pointilleux. Sans doute prendront-ils plaisir à reconnaître les interprétations ou la marque du piano dans cette longue playlist de classique. Sûrement se délecteront-ils des débats houleux sur le conformisme propret de Mozart. Mais l’enjeu est ailleurs, à l’entre-soi élitiste de la musique classique, Jean-François Sivadier répond justement par l’universalité des dynamiques de pouvoir. Dans le débat sur Mozart, il est moins question d’exposer la thèse et l’antithèse d’un doctorant en musicologie que de donner à voir la passion très littérale de Swan et le cynisme provocateur de son ami Mathis. Car malgré l’amitié qui les unit, il est constamment question de pouvoir.

Pour restituer à la perfection ce milieu où les grands noms créent des dynamiques de cour, Sivadier fait appel à l’imaginaire. L’école du grand Charles Heinzberg n’existe pas plus que ledit Charles Heinzberg. L’ombre menaçante de Sarah Stensen sur son propre fils doit son existence à la lumière des projecteurs. En somme, tout est fiction. C’est pour ça que tout est vrai. Et surtout, c’est pour ça que tout existe de la même façon pour chacun des spectateurs : rien de plus universel que l’imaginaire.

Sentinelles de Jean-François Sivadier © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Les sélections, sans cesse plus exigeantes rudoient l’égo des personnages. Difficile d’imaginer qu’au sein de ce trio, aucun ne reste sur la touche. C’est l’enjeu de ce récit au long cours qui sait ménager à chacun de ses personnages des tranches de vie touchantes sans jamais perdre de vue l’horizon qui nous a été promis. Là, Jean-François Sivadier a tout d’un équilibriste car toute cette narration ne saurait être qu’une histoire, c’est une philosophie. Chaque dialogue est rythmé par la contradiction.

En vérité, si Sentinelles offre trois visages à son récit, c’est aussi pour établir trois visions de l’art. Pour Raphaël Desparès par exemple, la musique est un moment social. Elle est un dialogue ininterrompu. Une communion. Il incarne une vision comme celle de l’auteur Christopher Small qui avec son essai Musiquer invite à penser la musique comme un ensemble d’actions à un moment donné, plutôt qu’une chose en soi. Le personnage de Swan Estevan croit surtout aux étiquettes, quitte à cataloguer les artistes, quitte à croire qu’il est impensable d’assister à un opéra sans le smocking de circonstance. Mathis Schielmann, lui, s’assoit sans mal sur les conventions sociales. Le concert est une tannée. Les étiquettes sont un fardeau. Les grands discours le barbent.

Là où la démonstration pourrait s’enliser dans de longs monologues rasoirs, elle bouleverse au contraire la cadence de la pièce. Ces différends créent de la tension entre les personnages qui invitent le public à se joindre à l’échange. D’ailleurs, c’est cette conscience perpétuelle du public qui permet à Sentinelles de prendre chair. Les situations y sont tangibles puisqu’on y est impliqué directement. C’est donc une brèche qu’a créé Jean-François Sivadier avec ce spectacle. Il installe un public là où il y a de l’entre-soi. De la passion là où il y a un savoir intimidant. De la danse là où il y aurait dû y avoir un piano. En bref, plutôt que poser le regard sur la main d’un pianiste, il fait le choix de la tendre vers le public. Un geste théâtral et politique qui appelle l’admiration pour un artiste qui sait pour qui il produit des spectacles.


Sentinelles de Jean-François Sivadier
Création 2021 au TNP-Villeurbanne
au Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris.
Du 30 janvier au 10 février 2024
Durée 2h20.


MC93
9 Boulevard Lénine
93000 Bobigny

jusqu’au 23 décembre 2023
Tournée :

10 au 20 janvier 2024 au Théâtre National de Bretagne, Rennes 
14 – 16 février 2024 au Théâtre National de Nice

mise en scène et scénographie de Jean-François Sivadier
Avec Vincent Guédon, Julien Romelard, Samy Zerrouki

Collaboration artistique – Rachid Zanouda
Lumière de Jean-Jacques Beaudouin
Son de Jean-Louis Imbert
Costumes de Virginie Gervaise

Regard chorégraphique – Johanne Saunier

teaser de Sentinelles de Jean-François Sivadier © MC93
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