Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel

Serebrennikov et Gremaud, acmé du printemps des comédiens 2023

Au Printemps des comédiens, Kirill Serebrennikov et François Gremaud font des dernières soirées de festivités, un grand moment de théâtre.

Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel

Au Domaine d’O, pour les dernières soirées de la 37e édition du festival montpelliérain, Jean Varela propose un feu d’artifice d’émotions en programmant deux grands artistes que tout oppose, le dissident russe Serebrennikov et le malicieux suisse Gremaud. Attention, c’est explosif ! 

Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel

Le soleil revient sur la pinède pour ce dernier week-end de festivités. Après les orages, qui avaient entraîné la désertion du lieu, il est beau de voir tous ces festivaliers revenus en nombre, attablés ou se promenant à l’ombre de grands arbres en attendant le début des spectacles. La sonnette retentit une première fois, elle invite les spectateurs à se rendre à l’amphithéâtre, pour (re) découvrir le Giselle… de François Gremaud. L’artiste suisse est un habitué de la manifestation printanière, son humour décalé a su séduire au fil des années les Montpelliérains. Son heure viendra, un peu plus tard, avec la présentation de sa dernière gourmandise artistique, une revisite du célèbre opéra de Georges BizetCarmen. En attendant direction Théâtre Jean-Claude Carrière.

Dans l’enfer des guerres 
Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel
Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel

La salle est comble, plus une seule place n’est libre. L’intérêt que suscite l’œuvre théâtrale de Kirill Serebrennikov, son engagement politique contre le pouvoir en place en Russie, son regard sur le monde d’aujourd’hui ne faiblit pas. Exilé en Allemagne, l’artiste se nourrit autant des grands auteurs que de l’actualité. Après avoir porté au plateau à Avignon, Le Moine noir d’Anton Tchekhov, il revisite, sur fond de guerre en Ukraine, le conte fantastique Vij, une des premières œuvres d’un autre grand dramaturge russe, Nikolaï Gogol et signe un spectacle choc, puissant et âpre, sur les aveuglements d’où naissent les guerres et qui les nourrissent. 

Le noir tout d’abord, profond, abyssal, puis le silence assourdissant. Des cris au loin, des hurlements, déchirent la nuit. Par flash, des images apparaissent violentes, saisissantes, laissant deviner une chasse à l’homme, une boucherie à venir. Montpellier est déjà loin, par la magie du théâtre, c’est au cœur de l’Ukraine, dans une cave sombre, sale que Serebrennikov nous a transposé. N’ayant que des lampes de poche, comme éclairage, l’électricité ayant été coupée depuis longtemps, trois jeunes individus en treillis, des frères certainement, s’échauffent les sangs et l’esprit. Il y a peu, ils ont fait prisonnier un de leur ennemi juré, un de ceux qui a bombardé leur village, tué leur sœur, assassiné leur voisin. Depuis, il le séquestre dans la cave de la maison familiale. Mais que faire de lui, le torturer, le tuer, le libérer ? doivent-ils répondre à la violence par la barbarie ? Ou faire preuve d’abnégation, d’humanité ? La réponse vient du grand-père. S’inspirant de la légende du Vij, un monstre dont le regard foudroie, il propose de confronter l’homme à ses démons en le laissant seul face au corps mort de sa petite fille chérie pour lui faire la lecture. S’il survit à cette expérience, il aura la vie sauve… mais dans ce face-à-face avec sa conscience, avec le poids des horreurs commises au nom de sa patrie dont il n’est qu’un pantin, un pion condamné à obéir, impossible de sortir indemne, la folie, le vertige guette.

Les fantômes d’hier, d’aujourd’hui
Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel
Der Wij de Kirill Serebrennikov © Fabian Harmmel

De la chair, du sang, des bruissements du conflit qui sévit aux portes de l’Europe, le metteur en scène russe, installé depuis moins d’un an à Berlin, s’en sert de terreau pour alimenter un spectacle total autant que radical, qui dénonce les dérives de la guerre, de toutes les guerres. Avec acuité, lucidité et une belle maîtrise de l’outil théâtre, Kirill Serebrennikov plonge littéralement le public au cœur de cette terre dévastée qu’est l’Ukraine. Passant des jours heureux au drame, multipliant les styles d’écriture tantôt hyperréaliste, tantôt fantastique, entremêlant de manière décousu récits, rêves, fantasmes, quitte à perdre parfois le spectateur dans un sorte de kaléidoscope d’idées, il secoue nos consciences et nous oblige, jusqu’à l’intolérable, à voir une réalité que nous refusons de voir, estimant être protégé, loin des assauts militaires et des exactions commisses au nom d’une croyance ou d’une idéologie souvent galvaudée.  

Sons poussés au max, lumières aveuglantes, Der Wij est une œuvre rare, dérangeante. Enfermant dans cette cave, esprit malin, showman cynique, famille en deuil, mère souhaitant la mort au combat de son fils pour toucher pension et prime, morte venant hanter les vivants, soldat partagé entre obéissance aveugle et réalité de la guerre, Serebrennikov n’offre aucune échappatoire et nous force à enfin ouvrir les yeux sur la tragédie ukrainienne. Bien sûr, chacun est libre de sortir de la salle, mais à ses risques et périls – les acteurs n’ont aucune tendresse pour les fuyards. On ne quitte pas la bataille, on la subit jusqu’au bout de l’horreur, de l’insoutenable. Plus engagé que jamais, le metteur en scène russe nous met K.O. un uppercut nécessaire à prendre en pleine face !

Les amours incandescentes de Carmen 
CARMEN. de François Gremaud ©Dorothée Thébert Filliger
CARMEN. de François Gremaud ©Dorothée Thébert Filliger

Après une courte pause, direction l’amphithéâtre, pour assister à la dernière invention de François Gremaud. Loin des fracas de la guerre, il nous entraîne avec la complicité de son interprète, la chanteuse du groupe MoriatyRosemary Standley, dans les coulisses, d’une création, celle du plus célèbre opéra de BizetCarmen. C’est soir de première à l’Opéra-Comique. La salle est bondée, les élégantes se sont mises sur leur 31, leurs auteurs à succès du moment, DaudetDumas fils, ont répondu présents. Il peut être fier le compositeur, même ses pairs, comme Gounod, ont fait le déplacement. Son « espagnolade » a attiré le tout paris. Mais voilà le trac le gagne, va-t-il être à la hauteur de toutes ses attentes… 

Avec malice et humour, le metteur en scène suisse prend l’œuvre à contre-pied, la fait tomber de son piédestal pour lui donner une dimension tout autre, plus fun et moins classique. S’amusant d’un rien, jouant sur les mots, s’emparant des petites et grandes anecdotes qui ont ponctué la création de ce chef d’œuvre, il se balade d’un pas léger dans les notes de Bizet, dans les mots Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Mais la pièce opératique ne serait pas aussi réussie, drôle et enlevée sans la présence irradiante de Rosemary Standley et du quintet qui l’accompagne. Totalement embarqué par cet impromptu musical qui met en lumière l’être libre qu’est Carmen, tout en dénonçant au passage l’égo mal placé des hommes, les violences faites aux femmes, le public se lève, applaudit à tout rompre et fredonne avec une joie communicative L’amour est enfant de Bohème… 

Après la guerre et ses dérives, la fraîcheur de ce Carmen. fait un bien fou et permet de finir cette soirée dense autant qu’intense en beauté… 

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Montpellier

Der Wij (Le Vij) de Bohdan Pankrukhin et Kirill Serebrennikov d’après l’œuvre de Nikolai Gogol
Thalia theater, Hambourg
Printemps des Comédiens
Théâtre Jean-Claude Carrière
178 rue de la Carriérasse
34090 Montpellier
Jusqu’au 17 juin 2023

Mise en scène et costumes de Kirill Serebrennikov
Avec Filipp Avdeev, Bernd Grawert, Johannes Hegemann, Pascal Houdus, Viktoria Miroshnichenko, Falk Rockstroh, Rosa Thormeyer et Oleksandr Yatsenko
Costumes de Shalva Nikvashvili
Musique de Daniel Freitag
Chorégraphie d’Ivan Estegneev et Evgeny Kulagin
Assistante à la mise en scène – Elena Bulochnikova
Lumière de Sergej Kuchar
Dramaturgie de Matthias Günther
traduction de Kyra Heye

Carmen. de François Gremaud, d’après le livret de l’opéra de Georges Bizet écrit par Henri Meilhac et Ludovic Halévy
Printemps des Comédiens
Amphithéâtre
178 rue de la Carriérasse
34090 Montpellier
Jusqu’au 17 juin 2023

Concept et mise en scène de François Gremaud assisté d’Emeric Cheseaux
Avec Rosemary Standley et les Musiciennes en alternance, Accordéon : Laurène Dif et Christel Sautaux, Harpe : Tjasha Gafner et Célia Perrard, Flûte : Héléna Macherel et Irene Poma, Violon : Sandra Borges Ariosa et Anastasiia Lindeberg, Saxophone : Bera Romairone et Sara Zazo Romero
Musique de Luca Antignani, d’après Georges Bizet
Assistanat dramaturgique et musical – Benjamin Athanase
Direction technique 2b company & création lumière – Stéphane Gattoni – Zinzoline
Son de Anne Laurin
Collaboration costume – Anne-Patrick Van Brée

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