Il y a du monde sur le trottoir de la rue Sainte-Isaure. Bien rangés en file indienne, les spectateurs attendent bien sagement que le public du Porteur d’histoire sorte pour pouvoir entrer dans la salle. À l’instar d’Alexis Michalik, Mélody Mourey a ses fidèles. Ce sont souvent les mêmes. Le style de ces deux excellents faiseurs n’est pas si éloigné. En lui offrant sa première chance, Arthur Jugnot, Frédéric Thibault, David Roussel et Florent Bruneau, les directeurs des Béliers, ont eu du flair.
Un théâtre d’aventure
Très vite, Les Crapauds fous, pièce qui raconte le parcours de deux médecins polonais ayant sauvé des milliers de vies durant la Seconde Guerre mondiale, a connu un grand succès et reçu trois nominations aux Molières. Le spectacle se joue encore au Splendid. Son second spectacle, La Course des géants, qui retrace la grande aventure de la conquête de l’espace, a rencontré à son tour son public, un Molière du second rôle pour Nicolas Lumbreras et trois nominations. Et comme le dit l’adage, « jamais deux sans trois » : sa nouvelle création s’apprête à suivre le même chemin.
Une enquête d’investigation palpitante
Présentée comme « un thriller journaliste sur la manipulation de masse à l’heure du Big Data », Big Mother nous tient en haleine du début à la fin. Une sale affaire, pire que celle qui entacha Bill Clinton, éclabousse le Président des États-Unis. La rédaction du New York Investigation est sur le pont. Ils ont la preuve. Mais de nos jours, est-ce qu’une photo montre bien une vérité ?
En même temps, la journaliste Julia croit reconnaître sur les bancs des accusés son compagnon mort sept ans avant. Ce sosie est jugé pour être entré par effraction chez le dirigeant d’une grande agence de communication. Après enquête, les journalistes vont découvrir que les deux événements se croisent et se retrouver devant un scandale encore plus gros que celui du Watergate ! Ils vont donc tenter de révéler qu’un programme de manipulation de masse d’une ampleur inédite menace la démocratie. Voilà pour les grandes lignes. Bien sûr, nous n’en dirons pas plus, à part que les rebondissements ne manquent pas, pour garder tout le suspense.
Une mère bien attentionnée
Au début de la Guerre Froide, fin des années 1940, George Orwell, présumant la force qu’atteindra un jour l’intelligence artificielle, écrivait 1984 et inventait le fameux « Big Brother » qui surveillait la population. Ce contrôle autoritaire était inspiré du nazisme et du stalinisme. Au XXIe siècle, les données ont changé. Nous sommes tous des êtres connectés et nous savons que la data permet aux entreprises et au grand capital d’orienter le choix de nos consommations comme de nos opinions. Ces petites choses, qui peuvent sembler anodines, sont soi-disant destinées à notre mieux-être. Or cette manipulation consentie, appelée ici Big Mother, peut s’avérer devenir une arme de guerre aussi terrifiante que celle imaginée par l’auteur anglais. On le sait, la réalité peut dépasser la fiction ! Le questionnement sur notre société d’aujourd’hui, soulevé par l’autrice, est des plus pertinents. Cela fait même frémir.
Le poids des mots, le choc des photos
L’autre sujet est le journalisme : qu’en est-il de ce quatrième pouvoir ? De celui qui fit trembler les institutions et ceux qui se pensaient au-dessus de « tout soupçon ». Qu’est-ce que l’intégrité et de l’indépendance journalistique de nos jours ? Les journaux ont perdu tout crédit auprès de leurs lecteurs qui souvent leur préfèrent les réseaux sociaux et la toile du net. Les complotistes l’ont fort bien compris. Comme dans Les témoins de Yann Reuzeau, les journalistes dépeints dans la pièce ne sont pas en grande forme. Mais face au danger, retrouvant la niaque de faire leur beau métier, ils vont, tels Les Hommes du Président, se démener pour faire éclater la vérité.
Du théâtre aussi astucieux qu’exaltant
S’appuyant sur les vidéos d’Édouard Granero et la musique de Simon Meuret, jouant sur les flash-back et des astuces scéniques, la mise en scène de Mélody Mourey possède un rythme très cinématographique. On traverse ainsi des lieux et des époques sans se perdre. Les comédiens et comédiennes, interprétant souvent de nombreux rôles, contribuent également à la grande réussite du spectacle. Par l’excellence de leurs interprétations, L’émouvante Ariane Brousse, l’impayable Karina Marimon, la délicate Marina Llado, le charismatique Patrick Blandin, le touchant Pierre-Yves Bon et le subtil Guillaume Ducreux nous ont totalement conquis. Un conseil : lâchez votre télécommande, quittez votre canapé, remettez à demain le visionnage d’une énième série et précipitez-vous au théâtre ! C’est en 3D !
Marie-Céline Nivière
Big Mother, texte et mise en scène de Mélody Mourey.
Théâtre des Béliers Parisiens
14 rue Sainte-Isaure
75018 Paris.
Reprise du 22 août au 29 septembre 2024.
Durée 1h40.
Avec Patrick Blandin, Pierre-Yves Bon, Ariane Brousse, Guillaume Ducreux, Marine Llado et Karina Marimon.
Vidéos d’Édouard Granero.
Musique de Simon Meuret.
Lumières d’Arthur Gauvin.
Scénographie d’Olivier Prost.
Costumes de Bérengère Roland.
Chorégraphies de Reda Bendahou.