D'ivoire et chair, Marlene Monteiro Freitas © Pierre Planchenault

D’ivoire et chair, les statues labiles de Marlene Monteiro Freitas

Dans le cadre du portrait consacré à Marlene Monteiro Freitas du Festival d'Automne, le Théâtre public de Montreuil accueillait la secousse « D'ivoire et chair », l'une des pièces phares de la chorégraphe. Une cérémonie libre, revêche mais généreuse.

Dans le cadre du portrait consacré à Marlene Monteiro Freitas du Festival d’Automne, le Théâtre public de Montreuil accueillait la secousse D’ivoire et chair, l’une des pièces phares de la chorégraphe. Une cérémonie libre, revêche mais généreuse.

De Guintche (2010) à D’Ivoire et chair (2014), des motifs persistants aident à comprendre le geste de Marlene Monteiro Freitas. Objet du « portrait » de ce quarante-cinquième Festival d’Automne à Paris (dans le cadre duquel était présenté très récemment un autre de ses spectacles, Idiota), la chorégraphe d’origine capverdienne, formée notamment à l’école P.A.R.T.S. d’Anne-Teresa de Keersmaeker, fait du déroutement systématique de la forme et des codes sa marque de fabrique. Dans Guintche, son solo-signature, elle se grime en boxeuse, puis en hybride d’une poule et d’une danseuse de mardi gras, régie par un principe d’épuisement touchant autant la chorégraphie et son dandinement sans fin que la batterie cacophonique qui l’accompagne.

D'ivoire et chair, Marlene Monteiro Freitas © Pierre Planchenault
Le phénomène Freitas

À Chaillot, Ôss épuisait les interprètes de la compagnie portugaise Dançando com a diferença dans une performance difficile qui finissait par glisser sur la pente désagréable de l’épreuve pour spectateurs. Soit. Une curiosité subsistait, de celles qui adviennent face à des œuvres qui tracent leur sillon sans concession, quitte à se fourvoyer entièrement. Jouée au Théâtre public de Montreuil, D’ivoire et de chair semble révéler un peu plus du phénomène Marlene Monteiro Freitas, de son univers parfois antipathique, mais aussi indéniablement singulier et personnel. 

Il y a d’abord cet azur qui éclabousse les costumes et les maquillages, rappelant celui de Guintche. Puis la cacophonie, forcément, dans la saturation sonore d’un tube d’Omar Souleyman, Warni Warni, craché en boucle par les hauts-parleurs de la salle, ou dans le bruit des cymbales. Il y a aussi ce surinvestissement du visage, rare à la scène — grimaçants, déformés, comme brutalisés —, et ces mouvements frénétiques, à la fois empêchés et sans ordre. Ces ingrédients forment un univers artistique singulier et intrigant, la signature Freitas.

Vêtus de peignoirs en satin bleu, les personnages de cette étrange performance pourraient être les membres d’une communauté ésotérique déviante, mais l’écriture de de l’artiste capverdienne coupe le pied à toutes les tentatives de récit au-delà de cette ébauche sibylline d’univers. Les corps investissent tour à tour de multiples possibilités, passant d’automates à statues (le sous-titre, Les statues souffrent aussi fait référence à l’essai filmique d’histoire de l’art décoloniale de Marker et Resnais), de bêtes sauvages à choristes. La seule loi qui semble guider la pièce est ainsi celle d’un arbitraire souverain, cherchant à déjouer les attentes dès que s’amorce la possibilité d’un récit ou celle d’un principe stable de répétition, par exemple.

Je fais ce que je veux

Outre l’inventivité certaine avec laquelle elle compose ses figures, la pièce, malgré sa radicalité apparente, convainc aussi parce qu’elle laisse s’exprimer le talent des interprètes au gré d’une partition exigeante et d’une écriture gestuelle précise. D’ivoire et chair est en cela un spectacle généreux, foisonnant de citations musicales (Arcade Fire, Nina Simone, Monteverdi, etc.) convoquées avec le plaisir décuplé de la gratuité absolue, ainsi que de visions poétiques (le masque que Freitas forme avec ses doigts recouverts de peinture) ou saisissantes (lorsqu’un comportement de primate s’empare d’Andreas Merk, par exemple).

Chez la Capverdienne, les interprètes sont souvent hautement caractérisés, saisis en tant que personnalités pleines. Restent à citer les très bons Lander Patrick et Betty Tchomanga, ainsi que le trio de percussionnistes — Henri « Cookie » Lesguillier, Miguel Filipe et Tomás Moital, parties intégrantes du dispositif scénique. Le geste radical de Marlene Monteiro Freitas n’est pas déraciné : il renvoie au dadaïsme, au surréaliste et à tout un héritage avant-gardiste de la performance. Mais il n’en renouvelle pas moins une insoumission en actes aux ordres qui trouve toute sa place sur les scènes de cette saison.

Samuel Gleyze-Esteban

D’ivoire et chair de Marlene Monteiro Freitas
Théâtre public de Montreuil – salle Jean-Pierre Vernant,
10 place Jean-Jaurès
75048 Montreuil

Chorégraphie Marlene Monteiro Freitas
Interprètes Andreas Merk, Betty Tchomanga, Henri « Cookie » Lesguillier (percussion), Lander Patrick, Miguel Filipe (percussions), Tomás Moital (percussions)
Son Tiago Cerqueira
Lumière et espace Yannick Fouassier
Musique live Cookie (percussions)
Recherche Marlene Monteiro Freitas, João Francisco Figueira

Crédit photos © Pierre Planchenault

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com