Après Nora (What happened to Nora when she left her husband), Jane Eyre, Mrs Dalloway, et avant Anna Karénine, Carme Portaceli poursuit, avec Emma Bovary, sa mise en lumière de grandes figures littéraires qui racontent la place des femmes dans la société d’hier pour éclairer celle d’aujourd’hui.
Emma n’a pas fini de faire parler d’elle

Cette remarquable version scénique se concentre sur Emma et son époux, Charles. L’idée est judicieuse, car elle permet d’entendre au plus profond le cœur de cette jeune femme, prise au piège d’une idée de l’amour et de la vie conjugale. Emma est très claire dans son propos : elle s’est trompée. Mais on pourrait aussi dire que tout était mis en place, dans cette société patriarcale, pour qu’elle s’égare. Quant à son mari, qu’a-t-il compris de ses attentes, de ses désirs ? Lui a-t-il laissé la possibilité de trouver sa place, son bonheur ?
L’auteur et metteur en scène Michael De Cock signe une partition sublime. Celle-ci est composée de solos qui nous plongent dans les pensées et les ressentiments des époux. Leurs visions des choses se répondent et se nourrissent mutuellement. Les parties dialoguées servent à montrer ce quotidien enfermé dans une routine morne, et l’incompréhension qui règne entre eux. La scène à l’opéra — où il s’assoupit pendant qu’elle vibre à chaque note de la cantatrice (la magnifique Ana Naqe) — est particulièrement évocatrice. Ils ne seront jamais sur la même longueur d’onde. Elle va rêver, sublimer l’amour dans les bras de ses amants, jusqu’au drame.
La conquête ratée du bonheur

Bousculant la bien-pensance de son époque, le roman avait fait scandale. Madame Bovary n’était pas fréquentable ! Or, comme tant de ses congénères, Emma est une victime. De sa jeunesse pleine de rêves jusqu’à son suicide, elle ne cesse d’aller de désillusions en échecs. Ce désir de liberté et d’émancipation en fait, avant l’heure, une rebelle. Avec ses cheveux blonds comme les blés, un visage qui s’illumine comme un soleil, des yeux qui s’assombrissent comme un orage, Maaike Neuville se révèle être une très grande comédienne. Elle irradie de sa force toute la complexité du personnage d’Emma.
La place de Charles Bovary retrouve ici toute son importance. Il a, lui aussi, sa part dans la descente aux enfers de sa femme. Charles, c’est le « pauvre gars » qui n’a jamais trouvé le courage d’affronter le monde et les autres. Tout ce qu’il touche se fane. Piètre médecin, incapable de briller en société comme à la maison, il est victime de sa timidité, de sa condition sociale et de son éducation. Malgré ses maladresses, ses lourdes tentatives pour bien faire, cet anti-héros devient attachant. Son discours final est bouleversant. Cheveux hirsutes, traînant les pieds, regard perdu dans le vague, Koen De Sutter (Mère Courage, Othello, Qui a peur) est formidable.
Une formidable mise en scène
Carme Portaceli maîtrise l’espace et le passage du temps. L’intemporalité du personnage d’Emma saute aux yeux. Les costumes jouent des époques : celle du XIXe siècle, avec le corset qui étouffe, et la nôtre, avec ce pantalon et ce pull noir moulant. Sans oublier l’incontournable robe de mariée ! Une banquette blanche, un piano, une table de bar avec ses verres de vin blanc, un tas de terre, une corde et des fleurs en vase à profusion suffisent à nous projeter dans l’histoire. La metteuse en scène joue également avec le rythme, celui des mouvements des corps comme celui des éléments de décor. Porté par la puissance et la qualité de cette production, on oublie très vite — malgré les surtitres — que la pièce est interprétée en flamand. Courez-y vite.
Marie-Céline Nivière
Bovary, d’après le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert
Spectacle créé en 2021 au KVS, Théâtre royal Flamand de Bruxelles
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 avenue Pablo Picasso
92000 Nanterre
Du 29 avril au 3 mai 2025
durée 1h30.
Spectacle en flamand surtitré en français.
Tournée
23 et 24 mai 2025 au KVS, Théâtre royal flamand de Bruxelles
Adaptation de Michael De Cock
Mise en scène Carme Portaceli
Avec Maaike Neuville, Koen De Sutter, Ana Naqe
Conception lumière : Harry Cole
Paysage sonore : Charo Calvo
Chorégraphie : Lisi Estaras
Dramaturgie : Gerardo Salinas
Assistants mise en scène : Inge Floré, Ricard Soler
Conception décor et costume : Marie Szersnovicz
Régie de Plateau : Davy De Schepper
Lumière : Dimi Stuyven
Son : Bram Moriau
Machinerie : Justine Hautenhauve, Willy Van Barel
Costumes : Eugenie Poste & Heidi Ehrhart
Surtitrage : Inge Floré
Traduction : Anne Vanderschueren, Trevor Perri.