Les derniers rayons du soleil s’effacent, la nuit engloutit doucement le ciel. Un silence. Puis, la voix inimitable de Jacques Brel fend la pénombre et résonne au cœur de la carrière Boulbon, immense et rugueuse. Les mots du Diable (Ça va) s’élèvent. Depuis l’arrière des gradins, côté cour, une silhouette glisse. Elle avance vers le plateau.
Un cercle lumineux, presque lunaire, éclaire le devant de la scène. Il n’y a encore personne dans ce halo. Juste les mots qui s’affichent. Personne ne chante. On ne chuchote même pas. C’est un hommage. Sincère. Minimal. Une artiste du plat pays rend grâce à un poète frère.
Quand Brel résonne dans la pierre
Anne Teresa De Keersmaeker (ATDK) apparaît enfin, vêtue d’un costume gris trop grand, comme emprunté. Elle effleure la scène sans l’habiter tout à fait. Elle reste à distance, en réserve. Ses mouvements sont ténus, presque invisibles. On perçoit un léger balancement d’épaule ou un frémissement de hanche. Les paroles volent dans la nuit, puis une deuxième voix, tonitruante et juvénile, s’en fait l’écho. Celle de Solal Mariotte. Il double le poète belge, en léger différé, quelque part dans les hauteurs de la carrière.
Il est d’abord introuvable, puis une silhouette se découpe au sommet d’un échafaudage. Enfin, ils se retrouvent, là, ensemble, sur le plateau. Au début, chacun semble danser pour soi. Puis, peu à peu, leurs gestes se répondent, se frôlent, se cherchent. La jeunesse et l’expérience, l’impulsion et la maîtrise. La fougue des 25 ans, la sagesse des 65.
Un hommage sensible, parfois flottant
Les chansons défilent dans l’ordre chronologique, de La valse à mille temps à Ne me quitte pas, des Flamandes à Marieke, de La chanson des vieux amants aux Bourgeois à La Fanette, en passant par le cultissime Le port d’Amsterdam puis Les Vieux… Rien d’autre que les mots de Brel. Pas de narration parallèle, pas de recherche d’effets. Juste les chansons et ce qu’elles racontent de la vie et du temps qui passe. On les aime, bien sûr. On les connaît, on les fredonne en silence.
Mais sur scène, malgré la présence magnétique du duo, tout reste très littéral. Heureusement, quelques instants de pure grâce suspendent le souffle. Il y a de belles connivences entre la danse géométrique, parfois austère, d’Anne Teresa De Keersmaeker et l’énergie urbaine, explosive, de Solal Mariotte. Leurs corps s’écoutent, se parlent. On sent une complicité réelle, discrète, mais profonde.
Une autodérision salvatrice
C’est ailleurs que se niche la force du spectacle, dans ces moments où l’autodérision fait irruption. ATDK, habituellement si sérieuse, si rigoureuse, se déride. Elle grimace, s’expose, mime sa propre gestuelle si reconnaissable avec une douceur teintée d’humour. Elle se libère, se met à nu, magnifique, sans fard. Là, sensible, fragile, elle montre un autre visage. Derrière l’austérité, une note de burlesque et de folie belge apparaît. Face à elle, Solal Mariotte explose. Beau, intense, solaire. Il est la révélation du spectacle.
Un show bancal
Alors oui, tout cela flotte parfois. Ce n’est pas toujours synchronisé – ce qui surprend, venant d’ATDK, elle qui dessine d’ordinaire des formes millimétrées au sol pour structurer sa danse (d’ailleurs, les dessins géométriques sont là, discrètement tracés ton sur ton). On se perd un peu dans ce que cela veut dire. Finalement, tout repose sur la chanson, sur Brel. Et cela suffit presque.
Dans ce décor minéral, Brel est sublimé. ATDK révèle une part plus lumineuse, plus fragile aussi. Elle accepte le temps qui passe, ce corps qui ne plie plus tout à fait comme avant. Solal Mariotte, lui, déborde de vie, comme une évidence. Le pas de deux n’est pas parfait. Il tangue, il hésite. Mais c’est précisément là que réside sa beauté. Dans cette fragilité assumée, dans cette rencontre intergénérationnelle pleine de charme, d’élan et de tendresse.
Brel d’Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte
Festival d’Avignon
Carrière Boulbon
du 6 au 20 juillet 2025
Durée 1h30
Tournée
28 au 31 juillet 2025 à l’Akademietheater, Impulstanz (Vienne, Autriche)
27 et 28 août 2025 à L’Intime Festival, Grande Salle (Namur, Belgique)
8 et 9 novembre 2025 à l’Internationaal Theater Amsterdam (Amsterdam, Pays-Bas)
26 au 29 novembre 2025 à De Singel (Anvers, Belgique)
10 et 11 décembre 2025 à La Comète, Scène nationale (Châlons-en-Champagne)
19 et 20 décembre 2025 au Teatro Central (Séville, Espagne)
7 au 18 janvier 2026 au Théâtre National Wallonie-Bruxelles (Bruxelles, Belgique)
31 mars au 2 avril 2026 au VIERNULVIER (Gand, Belgique)
5 mai 2026 au Cultuurcentrum Hasselt (Hasselt, Belgique)
11 au 20 mai 2026 au Théâtre de la Ville (Paris)
4 juin 2026 au Leietheater (Deinze, Belgique)
Concept, chorégraphie et danse Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte
Musique de Jacques Brel
Scénographie de Michel François
Lumière de Minna Tiikkainen
Costumes d’Aouatif Boulaich
Dramaturgie de Wannes Gyselinck
Direction des répétitions – Assistanat Nina Godderis, Johanne Saunier
Recherche danse – Pierre Bastin
Recherche musicale – France Brel/Fondation Jacques Brel, Filip Jordens
Son d’Alex Fostier