À quelques heures de son entrée en scène, c’est à deux pas de la Comédie-Française, à la terrasse bondée du Café Royal, que nous retrouvons Marina Hands. En cette fin d’après-midi de juin, le va-et-vient des voitures et des passants couvre parfois les conversations. Mais la parole circule, les mots tracent le fil d’une vie d’artiste.
Jean, pull rose, grandes lunettes de soleil, l’enfant de la balle cultive une humilité discrète, une retenue très anglaise qu’elle a héritée de son père. Sans afféterie, avec une élégance naturelle, sa voix cherche le ton juste, celui de l’échange fluide. Ses phrases, ponctuées d’un rire éclatant et généreux, reflètent un enthousiasme presque enfantin.

Le théâtre semble couler dans ses veines, tant elle paraît chez elle sur les planches et dans la maison de Molière. Pourtant, elle nuance immédiatement, « Je n’ai jamais vraiment eu envie d’être actrice, mais plutôt le besoin d’être avec des gens auprès de qui je me sentais bien. J’adorais l’atmosphère des théâtres. Je me sentais à ma place, comme dans une écurie. Jeune, j’avais plutôt l’idée de devenir régisseuse, un métier de l’ombre en lien avec les planches pour faire partie d’une équipe. »
Devenir comédienne, un vrai choix
« J’étais une petite fille affreusement timide et solitaire, perdue dans ses rêves, dit-elle. J’aimais la nature. La présence d’animaux me réconfortait, celle des chevaux notamment. » Elle se consacre d’abord à l’équitation, rêve de devenir championne. L’échec sportif sera un choc. « Le théâtre est revenu plus tard, comme un refuge, sourit-elle, par les copines, tout d’abord. » À cette époque, à la fin des années 1980, la jeune Marina prend des cours de danse, mais aime découvrir ses camarades lors des scènes ouvertes au public du Cours Simon, puis du Cours Florent.
Entre chevaux et théâtre, elle trouve un autre espace de liberté dans les spectacles de Bartabas. « C’est un ami, confie-t-elle. Au début, j’allais voir tous ses spectacles, et un jour il m’a repérée. On a commencé à discuter, puis à échanger de plus en plus. » Fascinée par l’univers de Zingaro, elle a même un temps caressé l’idée d’y entrer, histoire de combiner ses deux passions. « Il ne prend pas de comédiens. Je me suis bien essayé à la voltige, mais cela n’a clairement pas été une réussite. » Avec le célèbre écuyer, basé à Aubervilliers, le lien ne passe pas tant par les mots que par le silence, le regard, une forme de complicité tacite. « Je crois qu’il ne voit pas en moi une actrice comme les autres. Il y a comme une communion. »
Un fil d’Ariane

La bascule vers le métier de comédienne s’est faite plus tard, grâce à un professeur du Cours Florent, Philippe Joiris. « Il nous enseignait le théâtre comme un espace sacré. Il était séropositif et gravement malade. On le savait tous, ce n’était que le début des trithérapies. Il avait une élégance, une manière si intense, comme si sa vie en dépendait, de vivre de son métier et de le transmettre. Entrer dans sa salle, c’était pénétrer un sanctuaire. C’est lui qui m’a poussée à passer le Conservatoire. Sans lui, je n’y serais sans doute jamais allée. »
Après sa double formation au Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris et à la London Academy of Music and Dramatic Art (LAMDA), son parcours se construit au hasard des rencontres. En tout premier lieu, celle avec Dominique Reymond et Dominique Blanc qu’elle retrouvera quelques années plus tard dans le Phèdre de Patrice Chéreau, qui lui transmettent des conseils précieux. « La première répétait toujours qu’il ne faut jamais juger les choix d’un acteur, ne pas se forcer à rester dans un projet qui ne nous correspond plus. Et la seconde, tel un mantra, ne cessait de me rappeler qu’il ne faut pas hésiter à dire que ça ne va pas, qu’il ne faut pas se laisser faire. »
Le regard s’anime. « À mes débuts, les actrices se transmettaient ces choses-là en cachette. Il y avait comme une sororité tacite. Aujourd’hui, les choses ont changé. Me Too a été un tournant. Mais avant cela, certains metteurs en scène avaient déjà commencé à donner du pouvoir aux actrices, à les considérer comme des créatrices à part entière. »
Une part créatrice

Cette dimension créatrice, c’est Patrice Chéreau qui la lui révèle pleinement. « Ma rencontre fondatrice. Avant lui, je me sentais surtout exécutante. Avec lui, j’ai compris que je pouvais être autre chose. » À ses côtés, elle acquiert une légitimité artistique. « J’étais très en doute, je n’avais pas confiance en moi. Patrice m’a donné une identité que je ne soupçonnais pas. Il vous élève, il vous construit. Travailler avec lui, c’est être obligé de s’engager pleinement, de se poser des questions essentielles. » Elle sourit. « J’étais très jeune, un peu bébé, comme je dis. J’ai eu la chance de rencontrer des mentors comme lui qui m’ont fait grandir. »
Il en va de même avec sa rencontre clé avec Pascal Rambert, qui modifie son approche du métier. « Travailler avec un auteur, être au cœur du processus de création, ça a été une révélation. » Quand l’auteur et metteur en scène écrit Sœurs pour elle et Audrey Bonnet, l’aventure devient un véritable compagnonnage. « C’était la première fois que je ressentais une telle liberté. Pascal m’offrait un espace de création immense. Pour lui, le texte qu’il avait écrit était à moi, c’était à moi de dire quelle en était la signification. Il y avait un échange, une confiance qui m’ont permis de réfléchir différemment mes interprétations. » Cette expérience a nourri en elle l’envie de transmettre à son tour, d’oser proposer des projets. « Avec Pascal, j’ai compris que je pouvais avoir ma part de créativité, que l’auteur et l’actrice se construisent ensemble. »
Être chaque jour autre

Depuis, cette quête de création ne la quitte plus. « J’ai besoin d’aller vers des personnages extrêmes. C’est ma manière de lutter contre la peur de l’autre. Chaque rôle est une tentative de comprendre, d’apprivoiser ce qui m’est étranger. » Le regard se fait plus grave. « Je ne me sens proche d’aucun des personnages que j’incarne. C’est justement pour cela que je les choisis. Pour éprouver de l’empathie, pour m’ouvrir. »
Au cinéma, le constat est plus nuancé. « J’adore tourner. Mais j’ai souvent été déçue par l’industrie du cinéma. J’y ai trouvé un climat parfois chaotique, un peu indécent, où l’acteur devient une simple valeur marchande. Le théâtre, lui, reste un artisanat. Un espace d’équilibre. J’aime fabriquer, j’aime l’atelier. »
Le bonheur du collectif
Après un passage éclair en 2006 et 2007 à la Comédie-Française, elle fait part à Éric Ruf de son désir nécessaire et viscéral de revenir à la « maison ». Pensionnaire en 2020, Marina Hands est nommée en 2024 la 542ᵉ sociétaire. « C’est un choix de vie. J’ai besoin d’éclectisme. Ici, je peux enchaîner les registres, passer d’un petit rôle à un grand. C’est comme si j’étais encore à l’école. Cela me stimule énormément. »
Cette liberté nourrit sa curiosité. Ces dernières saisons, elle a incarné des personnages féminins particulièrement forts et a dû puiser dans des registres extrêmement variés : se glisser dans la peau de Goneril dans Le Roi Lear de Shakespeare mis en scène par Thomas Ostermeier, traverser l’émotion pure sans prononcer un mot dans Le Silence de Lorraine de Sagazan, prêter sa voix et son corps à Gena Rowlands dans Contre, mise en scène par Sébastien Pouderoux. Des expériences intenses. « J’ai besoin de pousser mes limites, d’aller sans cesse dans des contrées nouvelles. »
C’est dans cet esprit qu’est né Mais quelle Comédie !, spectacle musical conçu avec Serge Bagdassarian pendant le Covid, à la demande d’Eric Ruf. « Je voulais interroger notre utilité. Pourquoi a-t-on besoin des artistes ? À quoi sert la fiction ? » De cette expérience découle chez la comédienne l’envie de transmission. « Le fait de passer de l’autre côté, de mettre en scène, m’a rendue plus courageuse. Je me sens responsable de ce que je propose au public. Avant, j’étais un peu égocentrée. Aujourd’hui, je veux que chaque spectateur ressorte avec quelque chose. »
Figures de femmes

En cette fin de saison, elle joue salle Richelieu Arkadina dans Une Mouette, une adaptation de la tragédie d’Anton Tchekhov. « Elsa Granat est extraordinaire. Elle va à l’os du texte. Dans cette Mouette, elle montre des femmes qui tombent très bas, mais qui se relèvent. » Arkadina, personnage de théâtre dans le théâtre, la fascine. « On retrouve chez elle ces figures d’actrices iconisées puis brisées, comme Simone Signoret ou Romy Schneider. Il y a une violence dans ce regard collectif. »
Puis, dans à peine un mois, elle quittera un temps les ors du Palais-Royal pour la pierre jaune et ancestrale du Palais des Papes. Dans le cadre du Festival d’Avignon, la Comédie-Française investit la Cour d’honneur pour reprendre à ciel ouvert Le Soulier de satin de Paul Claudel, adapté par Éric Ruf, gros succès de la saison. « Le spectacle prend beaucoup de place dans ma tête. Doña Prouhèze, ce personnage qui incarne la foi radicale et la pureté absolue, est probablement le rôle de ma vie. »
À la fois majestueuse et fragile, ardente et mystérieuse, elle porte toutes les nuances du verbe claudélien. « Mon inspiration, ce sont les grands mystiques, Thérèse d’Avila notamment. Claudel mêle le divin et le désir charnel. C’est fascinant, vertigineux. » Bien qu’elle n’ait jamais joué à Avignon, l’aventure la fascine et la porte. « J’espère qu’on ne perdra pas en proximité avec le public. C’est ce qui fait la force du spectacle. Mais c’est aussi ce que je cherche : me mettre en danger, explorer des territoires nouveaux. »
Toujours en mouvement
Le besoin d’avancer, de se renouveler, semble chevillé au corps de Marina Hands. « J’ai passé mon temps à repousser mes limites. Ce n’est pas un métier pour moi, c’est une passion. Une nécessité. » Des rêves, des envies, la comédienne boulimique, qui a fait le choix de consacrer sa vie au théâtre sans autre concession, en a à revendre : travailler avec Julien Gosselin, Romeo Castellucci, Caroline Guiela Nguyen. « J’aime leur manière d’envisager le spectacle, d’hybrider les formes. En France et en Europe, on a une scène extraordinaire. Il faut s’en réjouir. »
Le temps file. La terrasse ne désemplit pas. Avant de partir pour retrouver les habits d’Arkadina, un dernier sourire. « Ce que je cherche ? Me sentir utile. Rester dans le mouvement. Proposer. Partager. Tant que j’aurai cette énergie-là, je continuerai. »
Une mouette d’après Anton Tchekhov
La Comédie-Française – Salle Richelieu
Du 11 avril au 15 juillet 2025
Durée 2h30
Adaptation et mise en scène d’ Elsa Granat
Traduction d’ André Markowicz et Françoise Morvan
Avec Julie Sicard, Loïc Corbery, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Adeline d’Hermy, Julien Frison, Marina Hands, Birane Ba, Dominique Parent et de l’académie de la Comédie-Française : Édouard Blaimont et Blanche Sottou
et Abel Bravard, Noam Butel, Sandro Butel, Marcus Grau : Tréplev enfant (en alternance)
Gabrielle Christophorov, Jeanne Mitre, Robin, Suzanne Morgensztern, Olympe Renard : Macha enfant (en alternance)
Dramaturgie de Laure Grisinger
Scénographie de Suzanne Barbaud
Costumes de Marion Moinet
Lumières de Vera Martins
Son de John M. Warts
Assistanat à la mise en scène – Laurence Kélépikis
et de l’académie de la Comédie-Française :Assistanat à la mise en scène – Aristeo Tordesillas, Assistanat à la scénographie – Anaïs Levieil, Assistanat aux costumes : Aurélia Bonaque Ferrat
Le Soulier de Satin de Paul Claudel
Créé le 21 décembre 2024 à la Comédie-Française
Durée : 8 heures 30 (avec entractes)
Tournée
19 au 25 juillet 2025 au Festival d’Avignon
Version scénique, mise en scène et scénographie d’Éric Ruf
Avec Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Suliane Brahim, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Edith Proust et Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper, Vincent Leterme, Aurélia Bonaque Ferrat, Ingrid Schoenlaub, Anna Woloszyn
Costumes de Christian Lacroix
Lumière de Bertrand Couderc
Direction musicale – Vincent Leterme
Son de Samuel Robineau, de l’académie de la Comédie-Française
Travail chorégraphique – Glysleïn Lefever
Collaboration artistique – Léonidas Strapatsakis
Assistanat à la mise en scène – Alison Hornus et Ruth Orthmann
Assistanat aux costumes – Jean-Philippe Pons et Jennifer Morangier
et de l’académie de la Comédie-Française Assistanat à la mise en scène : Aristeo Tordesillas, Assistanat à la scénographie : Anaïs Levieil & Assistanat aux costumes : Aurélia Bonaque Ferrat