En fin d’après-midi, la lumière décline doucement dans le foyer du Théâtre Joliette. De larges baies vitrées ouvrent sur l’esplanade minérale. Ali Chahrour vient de donner ses dernières consignes à ses interprètes. Vêtu avec décontraction, il s’assoit un instant avant d’aller se changer pour l’avant-première française de When I Saw the Sea. Autour de nous, le théâtre bruisse des préparatifs du soir.
Le regard brun, presque noir, est direct, le geste posé, la parole précise. « Je viens d’une famille où personne ne faisait de théâtre ou de danse », confie-t-il. Étudiant le théâtre à l’université de Beyrouth – seule voie possible dans le domaine des arts vivants -, il découvre vite que sa parole est d’abord corporelle. « Je n’aimais pas parler sur scène. J’aimais bouger. »
Une formation autodidacte

Aucune formation en danse n’existant dans son pays, il se forme alors par bribes, en autodidacte par des stages, des rencontres, des workshops. Mais très tôt, il refuse l’idée de se fondre dans une école. « La danse est un acte de liberté. Je ne veux pas que mon corps suive des formes établies par d’autres. »
Ce qui nourrit son geste vient d’ailleurs, du quotidien, des femmes de sa famille qui deviennent son socle d’inspiration. Il a grandi entouré d’elles. Puissantes, vibrantes, elles dansent lors des mariages, portent les enfants, pleurent les morts. À travers ces gestes transmis sans savoir, sans artifice, il perçoit une mémoire profonde. « Elles ont été mes premières maîtresses de danse », dit-il avec une tendresse admirative. « Leur manière de se mouvoir est sincère, habitée, porteuse de toute une histoire. »
Inventer une langue du corps
Lorsqu’il commence à créer, il s’intéresse d’abord aux pleureuses, ces femmes capables de faire résonner par le mouvement et la voix la charge émotionnelle des deuils. Avec elles, il tisse une première trilogie. Il cherche un mouvement et un geste capable de porter l’histoire, la mémoire, la fragilité et la force de celui ou celle qui le porte.

À travers ce travail, il comprend aussi combien la scène peut devenir un espace de reconnaissance. Fatmeh, l’une de ses premières pièces majeures, lui permet de le vérifier. Il y évoque la figure de sa mère, mais aussi celle de Fatima, la fille du prophète Mahomet, et de la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum. Entre l’intime, le religieux et l’artistique, la pièce trace un sillon dans lequel le public libanais se reconnaît. « C’était la première fois que ma famille comprenait ce que je faisais et que la danse pouvait toucher le cœur et l’esprit, qu’elle pouvait aussi transformer le regard que l’on porte sur soi et sur les autres. »
Observer les gestes du quotidien
Là où la danse contemporaine au Liban reste souvent perçue comme un art importé d’Occident, il choisit d’enraciner son travail dans une gestuelle propre, issue du vécu local. Un mouvement né d’une nécessité intérieure. Dans cette logique, il refuse les intermédiaires. Il préfère travailler avec des amateurs, des personnes dont les récits résonnent sur scène. Pour lui, il n’est pas nécessaire de faire jouer ces histoires par d’autres. « Si ceux qui les portent peuvent encore bouger et parler, alors ils doivent être là, sur scène, pour reprendre possession de leur corps et de leur histoire. »
Créer devient alors un acte d’écoute. Il passe des heures à recueillir les récits, à observer les gestes, à se laisser traverser par ce qu’ils éveillent. « Une grande part de la chorégraphie naît lorsque je m’assieds face à quelqu’un et que je prends le temps de l’écouter. C’est une manière d’ouvrir l’imaginaire, de voir au-delà des mots. »
Créer dans un pays en guerre

When I Saw the Sea naît d’une blessure intime. Il y a dix-sept ans, une scène banale et violente le frappe de plein fouet. La voisine de ses parents appelle l’agence d’où provient sa travailleuse domestique sri-lankaise, évanouie d’épuisement. Au téléphone, on lui conseille de la gifler et de la jeter dehors. Ce choc ne le quittera plus.
En 2024, alors que la guerre fait rage, il découvre un autre drame. Des dizaines de travailleuses migrantes, abandonnées par leurs employeurs partis à l’étranger, errent sans ressources sur la corniche de Beyrouth. Le besoin de créer devient une urgence. Malgré les bombardements, il multiplie les rencontres avec ces femmes, accompagné de son assistant à la mise en scène et directeur de production Chadi Aoun.
Jouer à Beyrourth
Monter le spectacle à Beyrouth devient un acte de résistance. Deux jours avant la première, la ville est à nouveau bombardée. Il hésite, puis décide de le maintenir pour danser, résister par l’art. « Je ne sais pas porter les armes. Je ne sais pas tuer. Mais je sais danser, je sais créer. C’est ma manière de lutter. »
La salle sera pleine. Pour la première fois, des travailleuses domestiques assistent gratuitement à la représentation, assises parmi le public libanais. Certaines confieront n’avoir jamais ressenti jusque-là qu’elles faisaient partie de ce pays. « Une d’entre elles m’a dit : c’est la première fois en vingt ans que je me sens appartenir au Liban. Quelqu’un s’adresse à moi, ici, sur cette scène. »
Pour Ali Chahrour, « Ce n’est pas un spectacle sur la guerre et l’esclavage. C’est un spectacle sur la manière dont nous voyons l’Autre, partout dans le monde. J’y questionne le regard que nous portons sur ceux que nous jugeons différents. La scène devient alors un lieu où l’on peut recomposer nos préjugés, nos aprioris et les renverser. »
Musique, poésie, mémoire

Dans ce travail, la musique occupe une place essentielle. Elle n’est pas seulement un support rythmique. Elle relie le geste à la mémoire poétique du monde arabe. Il revendique cet héritage. « La musique m’inspire profondément. Non seulement par le rythme, mais aussi par la poésie qu’elle porte, par le corps même des musiciens. »
Dans The Love Behind My Eyes, il fait revivre les poèmes d’une histoire d’amour entre deux hommes à Bagdad au IXe siècle. Une manière de rappeler que cette richesse, cette liberté, existait, qu’elle a été effacée et qu’elle peut renaître.
Des récits personnels et intimes
Cette année, alors que la langue arabe est mise à l’honneur au Festival d’Avignon, il voit dans ce geste un acte politique fort. Son spectacle mêle l’arabe et l’amharique, rappelant que ces langues, aujourd’hui menacées, portent des récits essentiels. « Dire cette langue aujourd’hui, c’est un acte de résistance pour rappeler qu’elle existe, qu’elle porte une beauté immense et qu’on tente pourtant de réduire au silence. »
Pour autant, il refuse l’idée de représenter un pays ou une culture. « Je ne représente pas le Liban. Je ne représente pas le monde arabe. Je ne représente que moi et les gens que j’aime, dont je porte les récits. » Alors que la guerre continue, que les théâtres restent précaires, il poursuit ce combat. Monter un spectacle à Beyrouth reste un défi. Les salles manquent, les coûts explosent, les obstacles sont innombrables. Mais il s’obstine.
Dans le foyer du Joliette, alors que le soir s’installe, il sourit. Danser, c’est refuser de disparaître. Et tant qu’il en aura la force, il continuera à faire entendre ces voix que d’autres voudraient réduire au silence.
Envoyé spécial à Marseille
When I Saw the Sea d’Ali Chahrour
spectacle créé le 1 mai 2025 au Al Madina Theatre à Beyrouth
Tournée
11 juin 2025 au Théâtre Joliette à Marseille dans le cadre des Rencontres à l’échelle
5 au 8 juillet 2025 à La Fabrica dans le cadre du Festival d’Avignon
0 au 11 décembre 2025 aux Tanneurs, Bruxelles
Mise en scène et chorégraphie d’Ali Chahrour assisté de Chadi Aoun
Avec Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Musique composition et interprétation Lynn Adib, Abed Kobeissy
Direction technique et conception lumière – Guillaume Tesson
Scénographie d’Ali Chahrour, Guillaume Tesson
Régie son de Benoît Râve
Assistant direction technique – Pol Seif
Relecture – Hala Omran
Traduction en français – Marianne Noujeim