Une voix d’outre-tombe déchire le silence. Le son crépite, l’enregistrement est daté. C’est Raymond Carver lui-même, remontant le fil de sa mémoire dans une ancienne interview. Il a à peine dix-neuf ans. Il vient de se marier avec une jeune fille de trois ans sa cadette. Très vite, deux enfants. Ils travaillent tous les deux pour faire vivre le ménage. Et en parallèle, Carver écrit des nouvelles, des fragments, des éclats de réel pour dire ce que le monde, et tout particulièrement le capitalisme, inflige aux êtres. C’est-à-dire les enfermer dans une solitude désenchantée, les vider peu à peu de leur humanité.
Fantômes d’Amérique

Chez Carver, le laid et le beau, le trivial et le lumineux se conjuguent dans une dimension à la lisière du réel et du fantastique. Olivia Corsini, en adaptant pour le plateau certaines de ses très courtes nouvelles, l’a parfaitement saisi. Elle tranche dans le sombre, dans le vif. Les images sont crues, jamais totalement plausibles. Un détail, que ce soit un accessoire ou un mot, vient déranger la mécanique du réel : un double fantôme, des répliques qui se croisent sans se répondre, un désir de fuite que le corps figé contredit.
La galerie de personnages est ciselée. Chacun porte en lui les stigmates d’une Amérique des années 1970 au bord de la dépression. L’angoisse d’une vie qui s’échappe, d’un destin qui se dérobe, d’un quotidien si banal qu’il en devient aliénant. Le spleen, poétique, absurde, affleure partout et emporte avec lui ce jeune homme au visage d’ange, ce couple à la dérive, cette vieille dame qui attend en vain son petit-fils ou cet homme qui se prend pour Batman…
Le réel en ligne de fuite
La société consumériste a brisé et désincarné l’humain. Écrites dans les années 1970 et 1980, ces nouvelles n’ont rien perdu de leur acuité. En cinquante ans, rien n’a changé, ou plutôt, tout s’est aggravé. L’humain, de plus en plus seul, surnage dans une quête éperdue de sens.
Empruntant à Edward Hopper son esthétisme, Olivia Corsini entraîne ses remarquables comédiennes et comédiens — Erwan Daouphars, Fanny Decoust, Arno Feffer, Nathalie Gautier, Carine Goron & Tom Menanteau — dans un ballet intemporel faussement enjoué. Parfois, quelques mots s’échangent, une tentative de lien émerge… mais la connexion tourne court. Impuissants face à leur destinée, ils se laissent emporter vers une mélancolie inexorable.
La vie en clair-obscur

Malgré les couleurs des costumes, malgré la chaleur feinte des décors, toute émotion s’épuise dans une monochromie des affects. La forêt sombre et inquiétante en fond de scène aspire toute velléité d’échappée. Elle isole les corps du monde, les éloigne d’eux-mêmes. Quelques objets — téléphone, bouteilles, chaises, gâteau d’anniversaire — viennent rappeler un réel qui n’a plus que l’apparence de la vie. Tout est factice et inanimé.
Avec Toutes les petites choses que j’ai pu voir, Olivia Corsini raconte des histoires d’ellipses, de mystères, d’irrésolus. Des histoires d’hommes et de femmes qui, dans un décor dépouillé, errent comme des spectres attachants — parce qu’ils nous ressemblent tant. Sa mise en scène, précise et ingénieuse, met en lumière l’extraordinaire talent d’incarnation pantomimique de ses interprètes. C’est doux, mélancolique, jamais tout à fait désespéré.
Derrière le tableau, une lueur. Et peut-être, dans ce pas de deux suspendu, la possibilité d’un réenchantement.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Châlon-sur-Saone
Toutes les petites choses que j’ai pu voir d’après les nouvelles de Raymond Carver
création
Espace des arts
5 bis avenue Nicéphore Niépce CS 60022
71102 Chalon-sur-Saone Cedex
13 au 15 mai 2025
durée 1h30 environ
Tournée
21 au 23 mai 2025 à Châteauvallon-Liberté SN Toulon
20 et 21 novembre 2025 à la MC2 de Grenoble
25 novembre 2025 à la Maison-Nevers
27 et 28 novembre 2025 à la Maison de la Culture de Bourges
2 au 4 décembre 2025 à la Scène nationale Sénart
7 au 17 janvier 2026 au Théâtre du Rond-Point Paris
5 au 16 mai 2026 aux Célestins, Théâtre de Lyon
Mise en scène et adaptation d’Olivia Corsini, Cie Wild Donkeys
Avec Erwan Daouphars, Fanny Decoust, Arno Feffer, Nathalie Gautier, Carine Goron, Tom Menanteau
Collaboration artistique de Leïla Adham et Serge Nicolaï
Assistanat à la mise en scène – Christophe Hagneré
Scénographie et costumes de Kristelle Paré
Création sonore de Benoist Bouvot
Création lumière d’Anne Vaglio
Chorégraphie de Vito Giotta
Régie générale et lumière de Julie Bardin Régie
son (en alternance) Samuel Mazzotti, Rémi Base
Régie plateau Régis Mayer