Le noir et le silence, tout d’abord. Quand on entre dans la salle à pas feutrés, pour se glisser aux répétitions, la troupe est déjà au travail. Trois danseurs sont au plateau. Dans les gradins, Gabriela Carrizo et l’équipe technique veillent aux moindres détails. Micro à la main, elle donne en anglais quelques indications rapides, chirurgicales. Elle observe les enchaînements, envoie son assistante vérifier que, où que l’on soit dans la salle, on voit bien le plateau et ce qui s’y passe. C’est une perfectionniste, le spectacle et sa vision d’ensemble avant tout.

Chez Peeping Tom, tout est important, le décor, l’incarnation, la musique. Tout doit servir le tableau vivant, la fresque qui prend vie au plateau. Parfois, elle descend au plateau. Elle montre, elle corrige, elle ajuste. Ce n’est pas une mise en scène à distance. « J’ai besoin d’être proche, d’entrer dans la matière, de parler avec le corps. Diriger de loin, j’ai du mal. »
Un monde en gris et en glissements
Sur le plateau se déploie un paysage minéral, mystérieux, lunaire. D’immenses panneaux en camaïeu de gris enclosent l’espace scénique. Des silhouettes noires, portant d’étranges chapeaux — rappelant autant ceux des moines du XVIIe siècle que les casques des conquistadors espagnols — hantent la scène, la traversent, apparaissent aussi vite qu’ils disparaissent. Le ballet est minimaliste, mais déjà l’imaginaire s’envole. On pense à des pèlerins, des peintres d’un autre temps, d’une autre époque.
« C’est un chantier, un atelier, un lieu de transformation, mais rien n’est défini. Tout est mouvant. Pas de schéma préconçu, mais des fils conducteurs. On croit toujours savoir où l’on est, puis un élément — un son, une matière, un geste — vous emmène ailleurs », explique Gabriela Carrizo. Des pierres de tailles différentes sont disposées çà et là sur le sol, un échafaudage métallique élève sa structure au fond. Le danseur qui s’y accroche rappelle à la fois Michel-Ange et Fra Angelico. Et partout, des objets étranges, aux fonctions mouvantes. Comme cette table recouverte de carafes et de fioles de verre, qui pourrait être autant celle d’un brocanteur que celle d’un alchimiste.
C’est cette sensation de décalage, de déplacement permanent, que la pièce travaille. Ce que l’on voit semble clair, puis vacille, puis s’effondre. Chroniques ne raconte pas une histoire linéaire. « C’est fragmenté, comme des rêves. Ce n’est pas un personnage qui traverse un récit de A à B. Ce sont des éclats, des présences, des visions. »
Rattraper le temps ou au contraire le laisser filer

Au cœur du projet, il y a une obsession : le temps. Pas celui des horloges qui rapproche à chaque seconde d’une finitude, mais celui qui se plie, se superpose, se dilate. « On voulait jouer avec la perception du temps, explorer cette sensation d’être hors champ, ailleurs. Une espèce de nostalgie, même du futur. C’est étrange à dire, mais on rêvait plus facilement avant. Le futur, maintenant, il fait peur. » Les scènes se succèdent sans repère clair. On ne sait plus si l’on est au début ou à la fin, dans le passé ou dans un fantasme d’avenir. « C’est comme si on passait d’une dimension à une autre. Les personnages bougent différemment, le regard change. Et c’est ce changement de perception qui m’intéresse. »
La matière, le corps, le chaos
Ce qui frappe, c’est l’intensité du rapport à la matière. Tout est sculpté : la lumière, les sons, les objets. La vie irradie partout, mais la mort n’est jamais loin. Elle rôde. « Les objets changent. Ici, on peut voir une armure qui se mue en œuvre d’art ou en instrument. Ils évoluent avec les corps. » La scénographie devient, elle aussi, un personnage.
Gabriela Carrizo insiste aussi sur le travail avec les interprètes. « C’est un nouveau groupe pour moi, et ça change tout. Ça m’a poussée à aller au-delà des thématiques qu’on avait beaucoup explorées avec Peeping Tom : la famille, les relations… Là, je voulais parler de communauté, de transformation, de résilience. » Ce qui la touche, c’est la façon dont les conflits, les liens, les blessures surgissent entre eux. « Comme dans la vraie vie », dit-elle. Le travail de plateau, surtout en cette fin de création, est intense. « C’est une période de doutes, de stress. Il faut renoncer à des choses qui marchaient, faire des choix. C’est dur. Mais c’est là que tout se joue. »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Nice
Chroniques de Gabriela Carrizo – Peeping Tom
Création du 4 au 6 juin 2025 au TNN – Théâtre national de Nice
durée 1h30
Tournée
18 au 20 juin 2025 à La Criée – théâtre national de Marseille, dans le cadre du Festival de Marseille
Mise en scène de Gabriela Carrizo
En co-réalisation avec Raphaëlle Latini
Création et interprétation- Simon Bus, Seungwoo Park, Charlie Skuy, Boston Gallacher et Balder Hansen
Assistante artistique – Helena Casas
Composition sonore de Raphaëlle Latini
Scénographie d’Amber Vandenhoeck assistée d’Edith Vandenhoeck
Création lumière de Bram Geldhof
Création costumes de Jana Roos, Yi-Chun Liu et Boston Gallacher
Conseil artistique – Eurudike de Beul
Création technique de Filip Timmerman assisté de Clement Michaux et Peter Brughman
Ingénieur du son – Jo Heijens
Collaboration spéciale – Lolo y Sosaku