Teint diaphane, regard brun rieur, lumineux, Lisa Martino est de ces artistes qui ne courent ni après la lumière ni après les plans de carrière. Connue du grand public pour ses rôles dans des séries télévisées, dont PJ, qui la révèle en 1997, elle suit depuis toujours, une boussole bien à elle : celle du goût des planches. Assise dans un café à deux pas de Bastille, elle retrace son parcours, ses désirs, ce qui la fait vibrer. Et si un jour, le théâtre venait à s’arrêter, elle changerait de voie sans drame. « Pourquoi pas la poterie ? », lance-t-elle comme un défi.
Née dans une famille de comédiens

Tout commence par la danse. À l’adolescence, elle évolue à haut niveau à l’Opéra de Paris. Mais très vite, la rigueur géométrique des pliés ne suffit plus à canaliser son tumulte intérieur. « Je n’étais pas très heureuse. On me traitait très mal. Et surtout, ce qui m’intéressait le plus, ce n’était pas la technique, mais l’expression. »
Une faille s’ouvre, liée à ses souvenirs de vacances. Chaque été, elle les passe en Suède, auprès d’une famille d’acteurs. « Mon oncle, mes cousins, mes cousines, tous des comédiens du Dramaten – théâtre dramatique royal situé à Stockholm, l’équivalent de la Comédie-Française. » Elle les suit en répétition, en représentation, s’imprègne. « Il y avait comme une évidence. »
Un soir à Nanterre, le basculement opère, face au Hamlet de Patrice Chéreau. Venue avec ses camarades de l’école du Ballet de Paris, elle se laisse totalement happer. « Ça m’a changée. Je ne suis pas la seule, on était plusieurs à sortir de là bouleversés. » Le lendemain, elle attend Gérard Desarthe à la sortie. « Je lui ai dit que je voulais devenir comédienne. Il aurait pu me dire de continuer la danse. Mais avec une franche insouciance, il m’a répondu : “C’est une très bonne idée.” » Quelques années plus tard, ils joueront ensemble à l’Odéon.
Après l’expérience et les humiliations subies à l’école de l’Opéra de Paris, sous couvert de rigueur et perfection, Lisa Martino n’aime pas les écoles. Elle les quitte, les évite, les fuit. Même le Conservatoire, qu’elle avait pourtant préparé avec Ludmila Mikaël, avec laquelle elle tournait dans Le Rêve d’Esther en 1996. Trop de codes, trop de clans, trop de conformité. « Je suis arrivée dans le hall, tout le monde s’embrassait, avait l’air de se connaître. Moi, j’étais pétrifiée. Je suis partie. » Elle entre donc dans le métier par une porte discrète, sans filet. Un rôle à la télévision, puis un spectacle à Palavas-les-Flots avec Jean Marais. « J’ai eu un coup de foudre pour l’artiste. Mon seul désir de théâtre était né. »
Des rencontres intenses

Sa trajectoire est faite de fidélités artistiques : André Engel, d’abord, qu’elle suit pendant six ans, sans jamais s’interroger sur les textes, tant son univers l’englobe. Mais c’est une autre rencontre, plus tardive, qui marquera son itinéraire au fer tendre, celle avec Michel Bouquet. « C’était plus qu’un partenaire, c’était presque un amour. » Elle joue Le Roi se meurt à ses côtés, avec Juliette Carré, pendant trois ans. Elle n’aurait pas pu lâcher leur main. « Je les aimais passionnément, tous les deux. » Dans sa voix, rien d’anecdotique : c’est un lien d’âme à âme.
Une reconnaissance muette, faite de respect et d’admiration, de silences partagés dans les coulisses. Il y avait, avec lui, ce goût des mots, cette exigence de vérité. Une manière d’habiter les textes sans jamais trahir leur musique. Elle parle de lui comme d’un monument qui l’aurait portée, rassurée, élevée. « Michel, c’était les auteurs, les auteurs, les auteurs… » Une devise qu’elle a faite sienne, à la lettre.
Puis Nicolas Briançon, « le plus grand directeur d’acteur avec qui j’ai travaillé. Nous avons une telle connivence. J’ai comme l’impression d’être son double féminin. »
Un seul en scène comme un précipice

C’est lui, encore, qui lui propose Le Journal d’une femme de chambre. En pleine pandémie, alors qu’il s’ennuie, comme tout le monde, il bricole, adapte, taille le texte de Mirbeau. « Il m’a dit : “J’ai envie qu’on le fasse.” Moi, je n’avais aucune velléité de me retrouver seule sur scène. Je trouve ça terrifiant et contre-nature. Mais c’était avec lui, et j’ai une entière confiance en ses choix. »
À la Huchette, les premières sont brutales. « Je voyais le public, je me disais, : ce sont des lions, ils vont me manger. J’ai failli tout arrêter tant monter sur scène était une douleur. »
Franck Desmedt, le directeur du théâtre, la rassure. Une spectatrice, un soir, lui souffle cette phrase : « On est là pour vous aimer. » C’est ce moment-là qui sauve. Depuis, elle enchaîne. Deux cents représentations au compteur. Une performance rare, arrachée à la peur.
Du texte avant toute chose
Le théâtre, chez elle, ne se joue jamais dans la demi-mesure. Ni décoratif, ni alimentaire. « Si c’est pour jouer ce que je joue à la télévision, pourquoi aller au théâtre ? » Et d’ajouter, mordante : « Le problème, aujourd’hui dans le théâtre qui est souvent proposé, ce n’est même pas qu’il y a des discours dangereux. C’est qu’il n’y a quasiment plus de discours du tout. »

Octave Mirbeau, au contraire, la rattrape. « Il ne fait de cadeau à personne. Ni aux bourgeois, ni aux domestiques. Il a une intuition de la psychanalyse, avant même qu’elle existe. Il nous explique pourquoi Célestine accepte l’inacceptable. Parce qu’elle a été abîmée, parce qu’elle n’a jamais été soignée. Il dit aussi : “J’espère que Cherbourg ne sera pas bombardée.” Une prémonition de la Seconde Guerre mondiale. »
Le théâtre comme dernier bastion
Lisa Martino reste lucide, mais déterminée. « Le théâtre, c’est le seul endroit où on peut encore vibrer, entendre si les gens écoutent. Ce n’est pas perverti par l’argent, ni par la célébrité. On y est que par passion. » Spectatrice avide, quand elle ne joue pas, elle court les plateaux. « Le Français ? Une mine. Je les trouve tous, hommes, femmes, jeunes, vieux, extraordinaires. »
Ses projets : une adaptation sur les addictions chimiques, un possible Woody Allen, une pièce avec Berléand. Mais elle n’anticipe rien. « Je ne suis pas une joueuse d’échecs. C’est quelqu’un que j’aime qui viendra avec un texte. Et là, je saurai si j’ai envie d’y aller tous les soirs. »
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le journal d’une femme de Chambre d’Octave Mirbeau
spectacle vu en juillet 2024 au Théâtre du Chêne Noir dans le cadre du Festival off Avignon
durée 1h20.
Reprise
à partir du 15 mai 2025 au Théâtre du Poche-Montparnasse
Mise en scène Nicolas Briançon, assisté d’Elena Terenteva
Avec Lisa Martino
Décor de Bastien Forestier
Costumes de Michel Dussarrat
Lumières de Jean-Pascal Pracht
Son d’Emeric Renard
Vidéo d’Olivier Simola