Un refuge ? Un abri ? Un bunker suspendu entre ciel et flanc de montagne ? C’est un non-lieu, un espace clos, entre drame diplomatique et absurde quotidien. Le décor, à lui seul, est une énigme. Fait de bois blond brut façon sauna, absence de fenêtres, mobilier réduit à l’essentiel, comme si rien n’était fini. Tout respire le provisoire cosy, un cocon pas si rassurant. Seule échappatoire : un monte-charge capricieux.
Dans cet espace hermétique, coupé du monde dont on ne perçoit que d’inquiétants échos lointains, six êtres humains venus de tous horizons ont trouvé asile – ou plutôt y ont été convoqués pour un sommet quelconque. Ils parlent italien, allemand, anglais d’Écosse, français et autres dialectes, se comprennent mal, mais essaient de s’écouter. Quelque chose se trame… mais quoi ?
Chorégraphie de l’échec

Chez Christoph Marthaler, l’échec n’est jamais tragique, : il est stylisé, rythmique, chorégraphié. On bricole, on temporise, on évite les sujets qui fâchent. Les kits de survie sous vide arrivent comme par miracle pour apaiser les tensions, ; des extincteurs gonflables s’empilent, comme une vaine tentative d’éteindre le feu du monde, que l’on imagine déjà consumé.
Les répliques se percutent, se répondent parfois, mais rarement. Et quand tout semble s’enliser, un événement surréaliste – une imprimante qui se déclenche, une télévision qui s’allume – vient réintroduire une forme d’harmonie dans ce huis clos où personne ne s’entend vraiment.
Une tendresse en désaccord
Les personnages – six comédiens formidables de justesse et de douce bizarrerie – évoluent dans un rêve à la fois drôle et inquiétant. On pense au feuilleton parodique Le Cœur a ses raisons, à un Loft Story qui se serait perdu dans les alpages ou à un film de Wes Anderson… version helvète sous anxiolytiques. Chacun traîne son histoire, sa posture, sa langue, ses silences. Et de temps à autre surgit une chanson, improbable, décalée, entonnée en chœur ou en solo. Là, l’absurde touche à l’essentiel comme une fragile forme de communion.

Tout est lent, bancal, minutieusement désynchronisé – et c’est précisément là que réside la magie de Marthaler. Il ne cherche pas à faire avancer une intrigue (il n’y en a pas réellement), mais à capter une poésie du flou, un comique du presque, une humanité vacillante, mais tenace. À partir de ce rien – un lieu sans issue, des mots creux, des gestes ratés – il dit tout : l’incommunicabilité, les illusions de la coopération mondiale, mais aussi cette force étrange qui continue de relier les êtres.
Un travail d’orfèvre
Jamais de cynisme chez le metteur en scène. Juste une tendresse lucide, un humour suranné, un théâtre qui écoute le silence et laisse entrer l’absurde comme on ouvrirait une trappe sur l’inconscient collectif.
Oui, Christoph Marthaler est un maître du détail insignifiant qui révèle l’essentiel. Un sculpteur de l’immobile, un compositeur de la dissonance tendre. Et Le Sommet, sous ses allures de huis clos incongru et chantant, en est une démonstration éclatante, vertigineusement humaine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Lausanne
Le Sommet de Christoph Marthaler
Création le 6 mai 2025 au Théâtre Strehler – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa
Durée 2h environ
Tournée
16 au 25 mai 2025 au Théâtre de Vidy, Lausanne
12 au 17 juillet 2025 à La Fabrica, Festival d’Avignon
Mise en scène de Christoph Marthaler assisté de Giulia Rumasuglia
Avec Liliana Benini, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Federica Fracassi, Lukas Metzenbauer, Graham F. Valentine
Dramaturgie de Malte Ubenauf
Scénographie de Duri Bischoff
Costumes de Sara Kittelmann
Maquillage et perruques de Pia Norberg
Lumière de Laurent Junod
Son de Charlotte Constant
Collaboration à la dramaturgie – Éric Vautrin
Accessoires et construction du décor – Théâtre Vidy-Lausanne
Confection de costumes – Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa