La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage

Julie Deliquet donne voix humaine aux combattantes invisibilisées

Avec La Guerre n’a pas un visage de femme, adaptation bouleversante de l’ouvrage de Svetlana Alexievitch  (Prix Nobel de littérature 2015), la metteuse en scène à la tête du TGP – CDN de Saint-Denis ouvre le Printemps des Comédiens avec un chœur de femmes inoubliable.

Sur scène, un décor foisonnant de bric et de broc, d’objets en tout genre, de rideaux en crochet blanc, de vaisselle, de linge de corps suspendu pour sécher, comme oubliés là. C’est celui d’un appartement communautaire, comme on en trouvait tant dans l’URSS d’après-guerre. C’est là que s’entassent les souvenirs, les silences, et une poignée de femmes, anciennes combattantes oubliées de l’Histoire. Faute de reconnaissance, faute de mari, certaines ont fini là, dans cette colocation des désillusions. Un espace modeste, chargé, presque oppressant, qui dit déjà l’étouffement et l’exil intérieur.

La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage
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Alors que le public s’installe, une à une, les comédiennes, toutes virtuoses, fiévreuses, habitées, – Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Hélène Viviès – entrent en scène. Elles avancent lentement, prennent place sur des chaises en bord de plateau. Elles ont été réunies à la demande de Svetlana Alexievitch (Blanche Ripoche, sobre et précise), pour recueillir leurs témoignages dans le but d’écrire un livre sur la guerre vécue par les femmes. Ce sont des voix qui ne s’étaient jamais élevées jusque-là. 

La guerre est entrée dans leur vie avec fracas, et tout de suite, le texte percute. La plus âgée (Évelyne Didi) prend la parole. Elle est tremblante : « Ils sont arrivés, ont foulé ma terre, ils riaient… ça a été une déflagration en moi, un point de non-retour. »

Sans crier gare, le silence dans la salle devient attentif, tendu, presque douloureux. Julie Deliquet, en adaptant ce chœur de récits recueillis dans les années 1970, fait bien plus que du théâtre documentaire. Elle orchestre une résurgence. Chaque souvenir est un éclat. Chaque phrase, une balafre. Les voix s’entremêlent, se coupent, s’interrompent, s’insurgent. Une parole collective qui ne se laisse pas dompter, qui entraine le public jusqu’au vertige, jusqu’à l’horreur indicible.

La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage
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La mise en scène se heurte ici à un défi de taille. Si le livre de Svetlana Alexievitch esquisse une mémoire collective, il se compose d’une mosaïque de monologues, juxtaposés, indépendants, sans intrigue ni fil narratif unifiés. Plutôt que de suivre une trajectoire individuelle, Julie Deliquet fait le pari audacieux de la fragmentation. Elle choisit d’aborder l’œuvre par thématiques – la haine, l’endoctrinement, le sexe, l’amour, les violences sexistes, les règles, l’après… – pour en extraire une matière kaléidoscopique, en perpétuel mouvement, vibrante de vie.

 Chaque actrice reçoit des fragments de témoignages – « des morceaux de corps dévitalisés », comme le souligne Julie Deliquet. Jusqu’aux répétitions, aucune ne sait ce que traversent les autres. Ce n’est que sur le plateau que les récits commencent à résonner, à s’incarner, à former peu à peu un chœur. Sans jamais céder à une forme figée, la metteuse en scène préserve cette dynamique organique jusqu’à la création. Chaque soir, les actrices reconstituent la partition à partir de centaines de fragments, selon le flux de la parole, les silences, les élans ou les questions de Svetlana. 

Les mots prennent alors vie dans l’instant, non dans la mémoire. Car ces femmes se sont tues trop longtemps. Elles n’ont pas construit un souvenir, elles n’ont pas entretenu une mémoire. Celle-ci reste à inventer. En tant que catalyseur, Svetlana les aide à les raviver, à les accoucher, parfois dans le rire, souvent dans une honte trop longtemps portée, et généralement dans la douleur.

La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch, mise en scène de Julie Deliquet © Christophe Raynaud de Lage
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Ce n’est pas la fiction qui donne chair à la scène, mais l’exposition, le risque, le tremblement. La parole ici n’est ni statufiée ni « muséographiée ». Elle n’est pas là pour réparer ou consoler, mais pour être vivante, vitale.

Et c’est de cette matière en perpétuel mouvement que déborde la scène, à mesure que les femmes se lèvent, marchent, se frôlent, se répondent. Les corps s’animent, les émotions montent, débordent. Elles revivent la guerre. La peur, les corps mutilés, les combats, la faim, la sexualité, les règles qu’on tait, les vêtements trop grands, inadaptés à leur genre. On entend, « Quatre ans sans femme, ce n’est pas possible… il faut comprendre un homme. » Et l’on comprend le sexisme, la violence, l’endoctrinement patriarcal, l’incompréhensible.

Le spectacle, certainement l’un des plus puissants de la metteuse en scène, traverse les strates du silence. Ces femmes ont été près d’un million à prendre les armes. Tireuses d’élite, sapeuses, médecins, brancardières… Elles ont tué, elles ont survécu, elles ont été torturées. Et après ? Rien. Le silence. Le rejet. L’humiliation. « Salope », « pute », voilà ce qu’on leur jette au visage en rentrant. Impossible d’avoir des enfants ? C’est bien fait. Avoir donné la mort ? Impardonnable. Même pour sauver sa vie.

Ce que Julie Deliquet donne à entendre, c’est une mémoire brute, en train de se dire. Une mémoire sans mythe. Un théâtre de la fragilité, du présent. Et grâce à une direction d’actrices sensible et minutieuse, elle transforme ces éclats en une parole chorale, libre, indomptable. Œuvre nécessaire, qui fait écho aux guerres d’aujourd’hui, La Guerre n’a pas un visage de femme rebat les cartes du sexisme ordinaire. Considérées par les hommes comme de la chair à canon ou des armes de guerre, les combattantes d’hier, d’aujourd’hui et de demain apparaissent ici en pleine lumière. Tout simplement bouleversant de vérité !


La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch
Printemps des Comédiens – Cité européenne du Théâtre – Domaine d’O Montpellier

Tournée
24 septembre au 17 octobre 2025 au Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
8 et 9 janvier 2026 au Théâtre National de Nice, centre dramatique national Nice Côte d’Azur
14 et 15 janvier 2026 à MC2: Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale
21 au 31 janvier 2026 aux Célestins, Théâtre de Lyon
4 et 5 février 2026 à la Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national
10 et 11 février 2026 au Théâtre de Lorient, centre dramatique national
18 au 20 février 2026 à la Comédie de Genève
25 et 26 février 2026 à Malraux, scène nationale Chambéry Savoie, Chambéry
3 au 7 mars 2026 au Théâtre Dijon Bourgogne, centre dramatique national, Dijon
11 et 12 mars 2026 à la Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie
18 et 19 mars 2026 au Grand R, scène nationale, La Roche-sur-Yon
27 mars 2026 à L’Archipel, scène nationale, Perpignan
31 mars au 3 avril 2026 au ThéâtredelaCité, centre dramatique national de Toulouse Occitanie
8 au 10 avril 2026 à la Comédie de Reims, centre dramatique national
14 avril 2026 à La Ferme du Buisson, scène nationale, Noisiel
17 avril 2026 à l’Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
22 et 23 avril 2026 au Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national
28 et 29 avril 2026 à La Rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
5 mai 2026 à l’Équinoxe, scène nationale, Châteauroux

Mise en scène de Julie Deliquet
Avec Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès
Traduction de Galia Ackerman & Paul Lequesne
Version scénique de Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique – Pascale Fournier, Annabelle Simon
Scénographie de Julie Deliquet & Zoé Pautet
Lumière de Vyara Stefanova
Costumes de Julie Scobeltzine
Régie générale de Pascal Gallepe
Coiffures et perruques de Jean-Sébastien Merle
Assistanat aux costumes – Annamaria Di Mambro
Réalisation des costumes – Marion Duvinage
Construction du décor – Atelier du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
Régie plateau : Bertrand Sombsthay, Régie lumière : Sharron Printz, Régie son : Vincent Langlais
Accessoiriste – Élise Vasseur
Habillage – Nelly Geyres

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