Comment est né ce nouveau projet ?
Julie Deliquet : Ça part d’un livre de Svetlana Alexievitch, qui est connue pour son prix Nobel de littérature. Là, il s’agit de son premier livre, qui a été censuré très longtemps et qui est ressorti dans sa version décensurée en 2004. Mais son enquête date des années 70, début des années 80, où elle passe du statut de journaliste à un travail de littérature. Je voulais aborder la question de la Seconde Guerre mondiale, autour de la place des femmes et pas d’un point de vue Franco-Français. Je suis passée de la Résistance aux femmes dans Berlin, qui m’ont menée vers l’Union soviétique et cette œuvre-là, La Guerre n’a pas un visage de femme, que je ne connaissais pas.

Svetlana Alexievitch est née en 1948, juste après la victoire. Elle a baigné dans les récits héroïques soviétiques dont se réempare aujourd’hui Poutine de façon lamentable. Un jour, elle entend ou elle lit dans un journal le témoignage d’une femme. Elles étaient près d’un million à s’être engagées, entre les résistantes, les partisanes et les filles soldats qui avaient quinze ou seize ans. Et elle se dit « J’ai 25 ans, je fais des études de journalisme et d’histoire et je ne connais pas cette histoire-là ». Donc elle passe une petite annonce, elle reçoit des lettres des quatre coins du pays, et les femmes vont mettre fin à trente ou quarante années de mutisme collectif.
Ce n’est pas tant un secret que véritablement le silence. On leur a demandé de se taire parce qu’elles étaient considérées comme des femmes impures. Elles n’ont pas eu droit à l’héroïsme d’État. Elles ont été décorées, mais derrière on leur a demandé de reprendre une gentille place de petite femme. Parce qu’elles étaient considérées comme des putes, d’avoir été au front. C’était des filles qui sortaient du collège ou qui étaient encore au lycée quand elles se sont engagées. Svetlana Alexievitch fait cet acte qui n’est pas du tout la réminiscence du passé. Le souvenir, c’est comme un jaillissement dans le présent d’une partie d’elles-mêmes, qui est leur adolescence qu’elles avaient enterrée pour toujours.
Il y a donc, dans votre travail, une continuité dans le matériau documentaire…
Julie Deliquet : C’est une continuité, mais en changeant le rapport à la forme. Après Welfare, j’avais vraiment envie de repartir sur l’humain, mais je voulais passer du visuel à l’écrit. Avec Wiseman, on ne pouvait pas s’appuyer sur un texte. Là, au contraire, on n’a pas de corps, pas de visage, mais on a des mots. C’est beaucoup plus un travail sur la parole que sur l’image. Il y a une sorte de jaillissement de la parole qui, pour le théâtre, est quand même assez extraordinaire.
Ces femmes sont à l’aube de leur cinquantaine et elles retrouvent leurs quinze ans. Svetlana laisse le temps aux détails, elle ne les pousse pas dans leurs retranchements avec des questions. Elle les laisse retrouver qui elles étaient. C’est pour ça qu’elle est partie pour un mois d’enquête et qu’elle a fait sept ans. Je crois beaucoup au rapport au temps, qui est vraiment un acte politique. Elle a pris le temps de les rencontrer, elle devient un sujet de son livre et se détache du journalisme. D’où le fait qu’évidemment, le personnage intègre la distribution. La différence, c’est que dans le livre, ce ne sont que des monologues et des entretiens privés.
Justement, comment s’est passée l’adaptation pour le plateau ?

Julie Deliquet : J’ai fait un très long travail de fragmentation de l’œuvre avec Julie André et Florence Seyvos. C’est-à-dire qu’on a composé, de façon médicale, des corps démembrés. Si on les assemble, ça ne tient pas. C’est dans la rencontre avec les autres que le corps du spectacle se fait. On a donné à chaque actrice une figure-mère avec plein de fragments qu’on a retenus. Ce n’est pas un parcours biographique, c’est une première écriture. Mais chaque actrice ne savait pas ce que jouaient les autres.
Quand elles sont arrivées en répétitions, elles n’ont découvert leur partition qu’en direct avec notre personnage journaliste. Et ça, on a décidé de le garder pour le spectacle. Chaque soir, il n’y a aucun ordre des fragments, elles font une expérience véritable d’une journaliste qui va venir les provoquer en direct. Une fausse journée d’enquête avec ces neuf femmes en présence, face à cette journaliste qui a l’âge de leurs filles. Et en direct, pour avoir ce vertige du documentaire et la difficulté que c’est, de mettre fin à un silence d’État, familial, intime. Si ce n’est pas vraiment dur pour nous, on fait de la fiction.
Que faites-vous de cette frontière souvent mince entre le documentaire et la fiction ?
Julie Deliquet : Frederick Wiseman et Svetlana Alexievitch ont à peu près la même. Ils croient vraiment à l’art – lui au cinéma, elle à la littérature –, donc à la question de la transformation. Ils ne sont jamais dans la question de la vérité. La transformation est toujours un acte fictionnel, même si c’est un matériau documentaire. Wiseman dit que Welfare, c’est de la fiction. Svetlana Alexievitch aussi, puisqu’elle a fusionné des choses. Moi, j’agis par-dessus ça, seulement pour aller plus loin. Cette fois-ci, j’ai quand même eu besoin d’une dimension documentaire dans notre travail, d’où le direct chaque soir. C’est vraiment un saut dans le vide pour les actrices. Seulement, maintenant qu’on l’a travaillée, elles ont la matière de ces femmes en elles.
Ce n’est pas un acte performatif. Je ne vais pas dire au public que c’est en direct. Je pense qu’il va le sentir de toute façon, puisque j’offre une forme qui n’est pas du tout parfaite, c’est beaucoup plus sauvage. C’est cet ensauvagement qui est fictionnel, puisqu’elles n’ont jamais été ensemble comme ça, avec une matière qui, même si elle a été transformée par Svetlana Alexievitch, est partie de vraies femmes. Et de se dire aussi : là où Wiseman se définit en tant que cinéaste, elle en tant que femme de littérature, moi j’assume que c’est vraiment une proposition de théâtre. Et ce n’est pas du théâtre documentaire.
Au-delà de la guerre, le texte aborde un grand nombre de thématiques, comme des questions socio-historiques, intimes, personnelles, politiques… Comment les avez-vous traitées ?
Julie Deliquet : La matière fragmentaire qu’on a donnée à chaque actrice était orientée, on a fait des choix. Parce qu’on s’est aperçu que les figures-mères de l’œuvre, c’est-à-dire celles qui étaient les plus développées, étaient presque les plus molles, dans le sens où c’était très chronologique. Alors que les mots des anonymes qu’elle met partout sont plus forts, ce qui a permis de faire sortir des thèmes comme la jeunesse, la chute du mythe du héros soviétique, la Seconde Guerre qu’ont connue les femmes qui sont à la place de l’art pour tenir, comment reprendre une vie normale… Et puis le travail de mémoire sur ce qu’est une œuvre, quelle qu’elle soit, qui dure dans le temps. Tant que ces œuvres-là sont interdites ou censurées, on va vers des systèmes fascisants et les guerres se reproduisent.
On a travaillé par codes couleurs. Personne n’a de brochure, tout est oral, ça nous permet de ne pas mettre des mots sur les thèmes. Parce que chaque femme n’entend pas les thèmes de la même manière. C’est un spectacle qui rend hommage aussi à la question de la différence. Un groupe, c’est laisser les différences s’entrechoquer. Finalement, elles font l’expérience du groupe en direct. Si elles n’ont pas eu le temps de parler, il faut qu’elles se battent ou qu’elles laissent tomber. C’est des mouvements de construction en direct. Et il y a un moment où chaque femme sort des statuts du discours officiel pour retourner en elle. C’est un moment que Svetlana attend. Dans le spectacle, c’est leur travail de faire en sorte que ce moment arrive, de façon accidentelle. C’est vivre l’expérimental par l’expérimental.
Est-ce que vous gardez le contrôle du direct, est-ce que vous communiquez avec les comédiennes ?

Julie Deliquet : Le problème, c’est qu’un groupe se contamine. On peut vite prendre la place d’une victime plutôt que celle d’une révoltée. Il suffit que la première le fasse et les autres suivent, c’est logique. Donc ça m’est arrivé de leur donner des mots-clés en direct, parce qu’après c’est une escalade de tout. Je pourrais me permettre ces choses-là pour les réorienter, mais peut-être que je n’en aurai pas besoin. Même travailler en détail, on a arrêté. Parfois, une chose moins bien donne aussi la chose géniale d’après. Il faut qu’elles acceptent, et moi avec, que l’imperfection est un sujet et que même le moment de rien est sans doute plus intéressant que de vouloir bien faire. C’est un spectacle qui est vraiment construit comme ça.
Sur la base de l’humain, donc ?
Julie Deliquet : Sur la base de l’humain et sur la base d’une création qui demande du temps. On a ça en commun avec Nathalie Garraud, sur le rapport au temps, la menace perpétuelle, l’immédiateté, les fake news, la réduction du temps de travail de tous, le remplacement par des machines… Mais de se dire aussi que là, c’est vraiment une expérience du temps. C’est-à-dire que ce qu’elles sont capables de faire au bout de 45 minutes était totalement impossible avant. Autrement, ça aurait été de la pure fiction.
Vous vous emparez du sujet de la guerre, j’imagine que la question s’est posée, du parallèle avec l’actualité internationale…
Julie Deliquet : Ce qui est sûr, c’est que j’ai revu comment on nous a enseigné ces conflits-là. J’étais élève dans les années 90 et ça m’a interrogée sur notre travail de mémoire. On m’a enseigné la France de Jean Moulin, il a fallu attendre du temps pour que ça devienne celle de Pétain. C’est ce qui se passe avec Poutine, qui réhabilite Staline en disant vouloir dénazifier l’Ukraine. Il y a ce renversement qui est hallucinant, avec une nation qui n’a pas fait son travail d’histoire. Donc on s’est quand même entouré d’historiennes et d’Ukrainiennes qui ont fui la guerre et qui sont en contact avec le Front. On a aussi évidemment été dans ce réel-là, qui est rentré avec nous en répétitions.
Nous sommes des occidentaux qui réincarnons une histoire qui n’est pas la nôtre, mais qui finalement nous arrive aujourd’hui. La montée du fascisme, c’est un sujet européen. Le fait de prendre un épisode qui est le nôtre, mais vu par un autre angle, fait que finalement je ne m’adresse pas directement à la salle. Je ne suis pas là pour donner des leçons. Je n’ai pas de temps d’avance, si ce n’est que voir que le livre de Svetlana Alexievitch a été retiré des programmes scolaires ou qu’il est tellement cher que personne peut se l’offrir, c’est un sujet. C’est ce travail-là qui est empreint de l’actualité, mais qui ne la prend pas de front. C’est une interrogation, comme toute la menace sur la démocratie. Si elle n’est pas interrogée au jour le jour, elle est fragile, elle se fige et elle ne fait plus de la démocratie.
Vous avez rencontré Svetlana Alexievitch dans le cadre de votre création. Quel est son regard sur cette contemporanéité ?
Julie Deliquet : Elle était très abattue par la guerre. Elle a dû fuir la Biélorussie, laisser sa fille, ça faisait quatre ans qu’elle n’y était pas retournée, donc il y avait ce poids un peu assommant. Elle ne travaille pas directement sur la guerre en Ukraine, elle dit que c’est aux Ukrainiens de le faire. Et ils le font, il y a beaucoup d’œuvres qui sont produites en ce moment.
Concernant La Guerre n’a pas un visage de femme, c’est une œuvre qu’elle n’a eu de cesse de réinterroger, ce qu’elle pourrait encore faire avec ce qui se passe aujourd’hui, le retour de la guerre et la réappropriation de la victoire de 1945. Mais puisque mon travail était beaucoup axé sur la place et le corps des femmes, elle m’a dit « Fais-moi leur poser des questions que je n’ai pas osé leur poser à l’époque », notamment sur le viol. En le fouillant, il y a certaines choses qu’on a trouvées dans le livre. Elle me dit « C’est ma responsabilité parce que je n’ai pas osé leur demander ». Du coup, c’est ce qu’on fait aussi dans le spectacle. C’est une passation qu’elle m’a faite.
Propos recueillis par Peter Avondo
La Guerre n’a pas un visage de femme d’après Svetlana Alexievitch
Printemps des Comédiens – Cité européenne du Théâtre – Domaine d’O Montpellier
Tournée
24 septembre au 17 octobre 2025 au Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
8 et 9 janvier 2026 au Théâtre National de Nice, centre dramatique national Nice Côte d’Azur
14 et 15 janvier 2026 à MC2: Maison de la Culture de Grenoble, scène nationale
21 au 31 janvier 2026 aux Célestins, Théâtre de Lyon
4 et 5 février 2026 à la Comédie de Saint-Étienne, centre dramatique national
10 et 11 février 2026 au Théâtre de Lorient, centre dramatique national
18 au 20 février 2026 à la Comédie de Genève
25 et 26 février 2026 à Malraux, scène nationale Chambéry Savoie, Chambéry
3 au 7 mars 2026 au Théâtre Dijon Bourgogne, centre dramatique national, Dijon
11 et 12 mars 2026 à la Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie
18 et 19 mars 2026 au Grand R, scène nationale, La Roche-sur-Yon
27 mars 2026 à L’Archipel, scène nationale, Perpignan
31 mars au 3 avril 2026 au ThéâtredelaCité, centre dramatique national de Toulouse Occitanie
8 au 10 avril 2026 à la Comédie de Reims, centre dramatique national
14 avril 2026 à La Ferme du Buisson, scène nationale, Noisiel
17 avril 2026 à l’Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
22 et 23 avril 2026 au Nouveau Théâtre de Besançon, centre dramatique national
28 et 29 avril 2026 à La Rose des vents, scène nationale, Lille Métropole Villeneuve d’Ascq
5 mai 2026 à l’Équinoxe, scène nationale, Châteauroux
Mise en scène de Julie Deliquet
Avec Julie André, Astrid Bayiha, Évelyne Didi, Marina Keltchewsky, Odja Llorca, Marie Payen, Amandine Pudlo, Agnès Ramy, Blanche Ripoche, Hélène Viviès
Traduction de Galia Ackerman & Paul Lequesne
Version scénique de Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Collaboration artistique – Pascale Fournier, Annabelle Simon
Scénographie de Julie Deliquet & Zoé Pautet
Lumière de Vyara Stefanova
Costumes de Julie Scobeltzine
Régie générale de Pascal Gallepe
Coiffures et perruques de Jean-Sébastien Merle
Assistanat aux costumes – Annamaria Di Mambro
Réalisation des costumes – Marion Duvinage
Construction du décor – Atelier du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis
Régie plateau : Bertrand Sombsthay, Régie lumière : Sharron Printz, Régie son : Vincent Langlais
Accessoiriste – Élise Vasseur
Habillage – Nelly Geyres