Qu’est-ce qui vous a donné envie de mêler art et alimentation ?
Hiba Najem : Ce sont deux passions que je cultive depuis longtemps. Ce n’est pas tant l’acte de cuisiner que le fait d’être avec celles et ceux qui cuisinent qui me touche. J’ai beaucoup de souvenirs de femmes dans mon village, en train de préparer les repas. Je parlais d’elles d’ailleurs dans le précédent opus, Chaussons aux tomates… Pour elles, c’était une manière d’être ensemble, de rompre la solitude. Il y a quelque chose de très esthétique, de très théâtral dans la cuisine : la disposition des ingrédients, le récit qu’on construit en préparant un plat, surtout à plusieurs. J’ai été marquée par un cours de théâtre que j’ai suivi pendant mes études, intitulé “Anthropologie théâtrale”. On peut tout aborder de manière théâtrale. Pour moi, la cuisine s’est imposée comme une évidence.
Dans Freekeh, vous évoquez le décès de votre tante et les rituels qui l’entourent. Pourquoi avoir voulu porter cela au plateau ?

Hiba Najem : C’est toujours cette idée d’être ensemble. Et je pense que la nourriture facilite ce lien. Je n’ai pas pu assister aux funérailles de ma tante. J’étais absente. Alors, Pour les quarante jours du deuil, j’ai voulu lui préparer un repas, le plat qui nous réunissait, qu’elle me faisait pour me faire plaisir. Mais, quand le jour est arrivé, rien ne s’est passé comme prévu. Faute de temps, nous n’avons pas cuisiné. On a juste acheté des sandwichs sous plastique, des plats déjà préparés. Ça n’avait pas d’âme. Ça m’a attristée. Au théâtre, je suis libre. Je peux faire ce que je veux. C’est ma marge de liberté, surtout dans une société libanaise encore très marquée par les apparences, même en pleine crise. Sur scène, je peux porter ce deuil comme je n’ai pas pu le faire dans la vraie vie. Et le faire avec des gens que je ne connais pas me touche profondément.
Vous dites que cela vous émeut quand des spectateurs transmettent un salut à votre tante…
Hiba Najem : Oui. Beaucoup viennent me voir après le spectacle pour lui “passer le bonjour”. Je ne les connais pas, et c’est justement ce qui est fort. Le rituel des quarante jours permet de se souvenir de cette personne. Et la nourriture facilite les échanges. Ma tante était quelqu’un de très curieux, elle aurait adoré faire la connaissance de toutes ces personnes.
Vous utilisez aussi des extraits audio de votre tante. Pourquoi ce choix ?
Hiba Najem : C’était essentiel. Elle m’envoyait ces enregistrements quand je vivais en France. Elle était âgée, elle n’arrêtait pas de répéter que nous allions nous revoir. Ces messages maintenaient ce lien fort entre nous, même si, ensuite, nous avons eu peu d’occasions de nous retrouver. Ces extraits, souvent très courts, étaient une vraie présence. Et il y avait ce rapport à la technologie qu’elle ne maîtrisait pas et qui la rendait encore plus touchante. Ce décalage entre générations est, je crois, universel. Il crée aussi une proximité douce avec le public.
Malgré le thème du deuil, vous abordez tout cela avec beaucoup d’humour. Pourquoi ?

Hiba Najem : C’est ma manière d’être. Au Liban, certaines personnes m’ont accusée de ne pas respecter la mort, de ne pas prendre le sujet au sérieux. Mais moi, je crois qu’on peut rire de tout, même de la mort. C’est une manière de dédramatiser, d’exorciser la tristesse. Et ça fonctionne. Parfois, c’est même plus marquant, plus douloureux aussi, quand on parle légèrement de choses graves. La guerre est partout, la mort aussi, c’est devenu banal.
Le chiffre 40 occupe une place importante dans votre spectacle. Que représente-t-il pour vous ?
Hiba Najem : Toutes les religions le portent : chrétienne, musulmane, juive… Tout ce que je raconte dans le spectacle est vrai, même cette histoire d’enfants perdus en Amazonie où ce chiffre revient. initialement, c’est religieux, mais c’est devenu social. Au Liban, le deuil dure quarante jours. Je trouve ça beau. C’est comme si, au bout de quarante jours, on allait mieux. Ce n’est pas vrai, mais ça aide à y croire. Et c’est pour cela qu’on clôt le deuil comme on clôt le jeûne : autour d’une table.
Vous convoquez aussi la mythologie grecque…
Hiba Najem : Ce que je préfère dans la création, c’est l’exploration. C’est une phase fondamentale pour moi. La mythologie grecque, et l’histoire de Déméter en particulier, me touchent beaucoup. Ce texte parle de blé, de mort, de deuil, de renaissance. Ce sont les étapes que l’on traverse : on devient amer, on pleure, puis on rit de nouveau, puis on accepte. Tout est là. Et c’est en lien direct avec le freekeh, la céréale qui fonde mon spectacle.
Le freekeh, c’était vraiment le plat de votre tante ?

Hiba Najem : C’est le plat qu’elle me préparait pour me faire plaisir. J’ai un peu modifié la recette. Elle le faisait avec du poulet, et c’était plus juteux que dans le spectacle. Elle adorait cette graine. On passait beaucoup de temps à chercher la meilleure, celle de son village. Elle avait une vraie relation avec ce plat. Elle m’a transmis ce goût.
La musique joue aussi un rôle important dans Freekeh…
Hiba Najem : Je ne voulais pas être seule sur scène. Et pour moi, l’accordéon est un instrument très joyeux. Je voulais casser l’aspect dramatique. Au Liban, pour certains enterrements — ceux d’enfants ou de personnes issues de familles aisées — on fait venir une fanfare. Je me suis inspirée de cette tradition. J’ai invité Samah Boulmona à m’accompagner. Il soutient le rituel.
Comment crée-t-on aujourd’hui au Liban ?
Hiba Najem : J’ai eu la chance d’être accueillie en résidence au théâtre Zoukak. Chloé Tournier, directrice de La Garance, m’a beaucoup soutenue. Elle a co-produit le spectacle. Mais au Liban, on crée dans l’incertitude. Certains jours, on peut travailler. D’autres, il faut fuir. Ce n’est pas stable. J’ai dû reporter la première plusieurs fois. Le théâtre était fermé, la guerre battait son plein. Aujourd’hui, c’est toujours aussi compliqué. Ce n’est pas qu’on s’habitue, mais on apprend à faire avec. Créer reste vital. En tant qu’artiste, je ne peux pas faire autrement.
Olivier Fégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Cavaillon
Freekeh de Hiba Najem
La Garance – Scène nationale de Cavaillon
du 23 au 25 mai 2025
durée 1h environ
Conception, mise en scène et performance Hiba Najem
création musicale et musique sur scène Samah Boulmouna