Chloé Tournier © Christelle Calmettes
Chloé Tournier © Christelle Calmettes

Chloé Tournier : « Au théâtre, réenchanter le présent passe aussi par l’assiette »

À quelques jours du lancement de la troisième édition du Festival confit ! , la directrice de La Garance – Scène nationale de Cavaillon revient sur cette manifestation qui met en lumière de nouvelles formes dramaturgiques dans lesquelles la cuisine s’invite au plateau.

Chloé Tournier : J’ai pris mes fonctions en janvier 2022, avec la conviction qu’un lieu culturel doit être un espace où l’on peut, ensemble, reprendre son souffle. Trois ans plus tard, je crois que cette idée – ré-enchanter le présent – s’est installée dans les esprits. Elle est partagée, comprise, portée par les tutelles, les équipes et les publics.

La Garance est aujourd’hui un lieu d’ancrage territorial puissant, une scène où s’inventent des formes artistiques, bien sûr, mais aussi des manières d’être ensemble. J’aime penser que nous y construisons un espace commun, d’hospitalité précieuse, de joie féroce et de réflexion profonde.

Repas de mer de la compagnie Laika © Olympe Tits
Repas de mer de la compagnie Laika © Olympe Tits

Chloé Tournier : L’alimentation a toujours occupé une place centrale dans mes réflexions. Par gourmandise, et sans doute parce qu’elle constitue avec la culture, une de mes passions. Mais surtout parce qu’elle est un formidable cheval de Troie.

L’alimentation est un véhicule qui permet de toucher à de multiples sujets connexes :  l’environnement, la santé, la géopolitique, les rapports Nord-Sud, le patriarcat, les questions d’égalité, et de transmission. Elle permet une lecture intersectionnelle de problématiques. Elle est à la fois une expérience universelle – puisque chacun et chacune d’entre nous en fait l’expérience au quotidien – mais simultanément très intime -car chargée de symboliques et d’imaginaires propres à chacun, mais aussi et surtout de par la dimension corporelle et sensitive de l’ingestion d’aliments comme d’idées.

J’ai d’ailleurs soutenu, il y a une quinzaine d’années, un mémoire sur « les cuisines de la culture » et conçu une expositionquand j’étais directrice artistique du MAIF social Club, intitulée Matières à mijoter. Cette thématique me suit depuis longtemps.

Lorsque je suis arrivée à Cavaillon – dans ce territoire agricole historique qu’est le Vaucluse souvent qualifié de grenier de la France voire de l’Europe -, mes intuitions ont rencontré un terrain fertile. Le festival confit ! est né de cette convergence entre mon parcours et le territoire.

Freekeh d'Hiba Najem © Carl Halal
Freekeh d’Hiba Najem © Carl Halal

Chloé Tournier : La matière culinaire y est pensée comme une discipline artistique à part entière, au même titre que la danse, la vidéo ou le texte. Elle n’est pas un accessoire, ni une cerise sur le gâteau que l’on partage après la représentation dans un temps de convivialité pure. Elle devient un élément constitutif de la dramaturgie elle-même, modifiant profondément l’esthétique au plateau et l’esthétique relationelle proposée. Le geste culinaire devient langage, l’expérience sensorielle mobilise le corps des spectateur·rices, au même titre que celui des artistes.

Confit ! propose des formes dans lesquelles on déguste des idées, des territoires, des pensées, dans lesquelles la compréhension du propos artistique passe aussi par son appréhension sensitive, papilles et pupilles. Il s’agit de faire du repas une scène, un espace de pensée et de transformation.

Chloé Tournier : Très sincèrement, la réponse a été plus que stimulante. Confit ! a permis de fidéliser nos publics habituels, mais aussi d’en attirer de nouveaux. Il y a même eu une trentaine de personnes qui, sans que nous lancions d’appel, sont venues nous proposer spontanément leur aide comme bénévoles ! Cela n’était jamais arrivé à la Garance. Je pense que le fait d’être nourri – au sens propre comme au figuré – crée un climat propice à la curiosité. Le réconfort alimentaire donne au public la liberté d’oser et d’entrer dans des formes nouvelles, de prendre des risques.

Il y a par ailleurs cette sensation profonde d’unicité et de magie du moment. L’expérience artistique va en effet être singularisée par la dégustation – en compagnie d’autres spectateurs et spectatrices, co-pains d’un soir ou plus. Ce sont des temps suspendus. Nous attirons aussi des publics engagés, issus de milieux agricoles, militants ou associatifs, pour qui la question alimentaire est centrale.

Au nom du père d'Ahmed Madani  © Ariane Catton
Au nom du père d’Ahmed Madani © Ariane Catton

Chloé Tournier : Nous accueillerons Hiba Najem, une artiste singulière, à la fois chercheuse et créatrice. Elle finalise une thèse sur le théâtre culinaire et proposera Freekee, un rituel scénique inspiré de plats libanais ancestraux, aujourd’hui en voie de disparition. C’est un spectacle qui mêle autofiction, mémoire familiale et anthropologie. Le récit tourne autour des célébrations liées au 40ᵉ jour suivant le décès d’un proche – en l’occurrence, la tante de l’artiste –  et un rituel de la préparation collective d’un plat traditionnel à base de blé vert brûlé. C’est bouleversant de finesse. Le repas devient ici un acte de réparation collective.

Ahmed Madani présente Au nom du père, qui questionne les similarités de goût entre une fille et son géniteur qu’elle n’a jamais connu, et l’idée de transmissions invisibles et transgénérationnels. Et Eva Doumbia propose Autophagiesoù l’artiste, trop rare sur les scènes du Sud-est, interroge les colonialités à travers ce que nous mangeons, aussi bien dans les anciens pays colonisateurs que dans les pays qui furent colonisés. Elle explore par exemple, comment certains aliments ont intégré notre quotidien alors qu’ils sont le produit d’une histoire violente. C’est un spectacle total, avec danse, musique, théâtre, vidéo. Très politique, mais aussi très sensoriel. Et d’une beauté rare. Pour nous, c’est une grande joie de pouvoir enfin l’accueillir à Cavaillon.

Enfin, je tiens beaucoup à la venue de la compagnie belge Laika, qui est l’une des pionnières du théâtre culinaire. Avec Repas de mer, elle propose un spectacle pour 84 personnes installées dans une scénographie circulaire, où l’on partage un repas vegan conçu uniquement à partir de produits de la mer. C’est une proposition qui interroge les renoncements nécessaires à la redirection écologique. La question est simple : à quoi sommes-nous prêts à renoncer ? Et quels sont les attachements qui résistent ? Comment se projeter de manière joyeuse et sans renier nos nécessaires plaisirs, dans l’imagination d’une alimentation de demain ? C’est d’autant plus important pour nous que la Scène nationale est lauréate du programme Érable, porté par le ministère de la Transition écologique.

Autophagies d'Eva Doumbia © Argenis Apolinario
Autophagies d’Eva Doumbia © Argenis Apolinario

Chloé Tournier : Oui. Le projet A Tavola s’inscrit dans cette démarche. C’est un projet de recherche action artistique qui va durer deux années (mai 2025 à mai 2027). Il est le fruit d’une coopération que nous portons avec notre artiste associée Floriane Facchini, Le Citron Jaune, Centre National des Arts de la Rue et de l’Espace Public de Port-Saint-Louis du Rhône, des chercheurs en agronomie avec le laboratoire INRAE et des chercheurs en sciences humaines avec le laboratoire Origens media lab, et les deux parcs naturels régionaux : le PNR des Alpilles et le PNR du Luberon.

Nous souhaitons expérimenter, imaginer, phosphorer autour de ce que sera notre alimentation en 2050 dans le Vaucluse. Cultivera-t-on encore des fraises ? Ou des agrumes ? Mangera-t-on du sésame, des pistaches, du sorgho ?  Que signifiera « bien manger » dans un contexte de réchauffement et d’imprévisibilité climatique, de perte de biodiversité ? Comment s’assurer que tout à chacun y aura droit ? Quelles redirections sont à mettre en place dès aujourd’hui et comment les accompagner ?

Il s’agit ici d’imaginer des récits pour penser la transition, qui soient à même de générer l’élan nécessaire, la motivation à l’action. Le savoir – adressé à nos sphères cognitives et rationnelles –  ne suffit pas. On connaît les rapports du GIEC. Mais pour espérer que les pratiques individuelles et collectives changent, il faut construire des futurs désirables. L’art – qui invente et créé des mondes – a ici un rôle essentiel à jouer.

Chloé Tournier : En effet cette année, nous accueillons un projet initié et porté par Le Citron Jaune et le Théâtre Joliette de Marseille. Il s’agit de histoire de manger, une expérience théâtro-culinaire portée par Tatiana Spivakova et Maly Diallo. Elles interrogent la cuisine comme patrimoine sensoriel, lieu de transmission où se rejouent des tensions sociales et patriarcales. Pour leur sortie de résidence, les artistes ont trouvé judicieux, au vu de leur sujet, de s’’inscrire dans le cadre de notre festival. C’est une belle reconnaissance de notre travail. 

Freekeh d'Hiba Najem © Carl Halal
Freekeh d’Hiba Najem © Carl Halal

Chloé Tournier : Oui, et je l’appelle de mes vœux depuis un moment. Nous sommes plusieurs en France à explorer ces croisements entre arts vivants et alimentation. Je pense à la Scène nationale de l’Essonne, le ZEF à Marseille au NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est dirigé par Alexandra Tobelaim, au Channel à Calais, à Bourges Capitale Européenne de la Culture 2028, au travail mené par les Grandes Tables etc…

Ce sont encore des initiatives isolées, mais on sent qu’une énergie circule. Il y a une légitimité nouvelle à faire entrer la cuisine au cœur du théâtre, non plus comme une anecdote ou un moment convivial périphérique, mais comme un outil d’écriture, un langage, un geste artistique. Un réseau permettrait de mutualiser les ressources, de faire circuler les œuvres, de construire un socle théorique solide. Et surtout, de donner du poids à ces pratiques, face aux institutions et aux partenaires. Je suis convaincue que ce champ est en train de se structurer, et que Confit !  peut y jouer un rôle moteur.

Chloé Tournier : Absolument. Il y aura cette année un marché éditorialisé autour de la fermentation et de la confiserie, des ateliers pour adultes et enfants, des balades. La fermentation est un sujet passionnant en soi et hautement politique, puisque certaines pratiques sont aujourd’hui entravées par des réglementations très strictes.

Nous voulons défendre ces gestes artisanaux, ces savoir-faire anciens, qui sont aussi porteurs d’une certaine vision du monde. confit ! est un espace de convivialité, de résistance douce, de transmission. C’est un lieu où l’on fabrique du lien, au sens le plus noble du terme.


Festival confit !
20 au 25 mai 2025
La Garance, Scène nationale de Cavaillon

rue du Languedoc
84306 Cavaillon 

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