L’Europe – et a fortiori la France – est-elle prête à regarder en face son histoire et les exactions qui l’accompagnent ? La question ressurgit régulièrement dans le débat public, au gré des soubresauts d’une actualité aux relents tragiques. Elle s’est posée avec une acuité toute particulière lors du premier week-end du festival Passages, dont les spectacles se jouent à Metz et dans ses environs jusqu’au 25 mai. Si cette 29ᵉ édition fait la part belle à l’Amérique du Sud, et plus particulièrement au Brésil, ses premiers jours ont été consacrés à une thématique douloureuse, mais nécessaire : celle des colonisations.
De l’île Maurice…

La colonisation est hollandaise dans Hollanda [Part 1], un spectacle à mi-chemin entre le seul en scène et la performance. Le jeune artiste mauricien Adildseen Bheekhoo y raconte — avec cet « accent chantant » que les Français ne peuvent s’empêcher de souligner — une jeunesse exilée et queer. Car on ne peut pas grandir à l’île Maurice, faute d’universités, d’opportunités, et plus encore lorsqu’on est, comme le narrateur, un jeune homme gay.
Mêlant projections géantes, diaporamas, performance physique et musique assourdissante, l’artiste tisse les fils de deux tragédies : celle de son île colonisée, et celle d’un homme privé de ses racines, condamné à l’errance. Parfois maladroite — le rythme et les transitions thématiques laissent à désirer —, cette autofiction immersive n’en demeure pas moins poignante. Elle force le spectateur à se confronter à son propre rôle : celui du touriste occidental, qui voit Maurice comme un décor de carte postale.
… à la Palestine

Autre performance, plus tenue celle-ci, avec Ashtar Muallem. Née à Jérusalem — la ville aux trois religions —, la Palestinienne livre dans Cosmos le récit de sa quête de spiritualité. Entre cours de méditation en ligne et consultations absurdes avec une voyante virtuelle, la performeuse à l’humour acide évoque, en creux, le sort d’une exilée en quête d’elle-même. Comment croire en un monde où les lois internationales sont bafouées, où une nation peut, impunément, faire disparaître un pays ?
Jouant de son corps comme d’un outil expressif, la circassienne s’agrippe à un élastique qui déforme, tend et contraint son corps au fil de son récit. L’image est forte : celle d’un être constamment écartelé. Entre humour et gravité, elle dessine le portrait d’une terre — la Palestine — « devenue comme un morceau de gruyère » au gré des invasions israéliennes.
Au lendemain du drame
Changement de décor avec Mascarades, présenté au Centre Pompidou. La performeuse Betty Tchomanga tente d’y incarner la divinité vaudou Mami Wata. Sur scène, la danseuse Ndoho Ange donne corps à la déesse des eaux à travers une série de gestes incantatoires, cris stridents, petits bonds répétitifs. Trop répétitifs, peut-être : à force d’abstraction, la chorégraphe laisse peu de prises au spectateur, souvent dérouté.

Mais la magie des festivals opère. Une heure plus tard, quelques mètres plus loin, Betty Tchomanga revient en force avec Histoire(s) décoloniale(s) #Mulunesh. Cette fois, la parole est donnée à Adélaïde Desseauve, danseuse d’origine éthiopienne, qui répète en boucle : « Je suis Mulunesh ». Ce cri devient peu à peu mantra, revendication, identité.
Dans une sobriété de gestes saisissante, elle raconte son adoption internationale et les blessures invisibles qu’elle suppose. Et si la violence se nichait aussi dans ces processus que l’on croit bienveillants ? Que devient un enfant privé de son passé ? La performance se termine sur une fulgurance de krump — cette danse contestataire née dans les ghettos de Los Angeles — qui donne au manifeste toute sa force de révolte. Bouleversante, Adélaïde Desseauve incarne à elle seule toute une génération en quête de racines et de justice.
Emma Poesy
Passages transfestival à Metz
Du 10 au 25 mai 2025
Avec Cosmos d’Asthar Muallem
#Mulunesh de Betty Tchomanga
Mascarades de Betty Tchomanga
Hollanda [Part 1] de Adildseen Bheekhoo