Cavalières d'Isabelle Lafon © Laurent Schneegans
© Laurent Schneegans

Cavalières, les poétiques et équestres ravissements d’Isabelle Lafon 

À La Colline – Théâtre National, l’artiste habituée des lieux invite à plonger dans le quotidien de quatre femmes indomptables, abimées par la vie, qui ensemble vont apprendre à panser leurs blessures et se libérer de leurs démons. 

Un rayon de lumière fend l’obscurité. La voix grave de la chanteuse roumaine du siècle dernier, Maria Tănase rompt le silence. Telles des Cavalières de l’apocalypse, quatre silhouettes entrent en scène. Vêtues de grandes vestes noires, visages fermés, elles avancent vers le public. Un peu gauches, mais déterminées, elles dardent leur regard sur le public. L’ainée (admirable Isabelle Lafon) prend la parole. Un peu hésitante, un brin cassante, elle remonte le fil de ses souvenirs, évoque sa passion pour les équidés, un des métiers qu’elle a particulièrement aimé, entraîneure de chevaux de course, élude les sujets qui fâchent ou trop intimes. Car après tout on n’a pas obligation de tout dire. 

Denise, puisque c’est son nom, ne cherche pas à être sympathique, bien au contraire. Ce n’est pas son endroit. Elle ce qu’elle veut, c’est raconter un moment particulier de sa vie, sa folle entreprise. Tout commence par des lettres échangées. Entre Denise et son amie danoise Saskia (épatante Johanna Korthals Altes), une ingénieure en ciment en quête de sens, tout d’abord, puis avec deux autres jeunes femmes qui vont venir compléter l’aventure humaine de la coloc à quatre : Nora (lumineuse Karyll Elgrichi), une éducatrice suspendue de ses fonctions, et Jeanne (touchante Sarah Brannens), une serveuse romantique. Toutes ont leurs fêlures, leurs casseroles. Mais c’est sans bagage autant physique qu’émotionnel, qu’elles font le choix de cette vie en communauté. 

Ce n’est pas tant un quelconque lien de sororité qui les unit, mais une forme de tendresse maternelle pour Madeleine, une enfant particulière, plus lente que les autres, dont Denise est devenue la tutrice à la mort de Jacqueline, sa mère, une autre férue des chevaux. Toutes s’en occupent avec un soin tout singulier. Elles sont ses papas, comme l’enfant aime à les appeler. Bien que jamais au plateau, elle est omniprésente et fait de cette équipée féminine une famille de cœur bien au-delà des liens du sang. 

L’adresse est directe, l’entrée en matière sans ambages. À sa manière toute farfelue mais profondément habitée, Isabelle Lafon prend possession pour la première fois du grand plateau de La Colline et l’investit avec quasi rien, juste trois tabourets, des très belles lumières signées Laurent Schneegans  et les incroyables présences de ses comédiennes. Atypique, l’autrice, actrice et metteuse en scène a le sens de la poésie improvisée, des récits insolites, complices autant qu’impromptus. Comme toujours, sa magie opère et embarque le spectateur au plus près des personnages et de leurs interprètes. Au fil des mots, Denise, Saskia, Nora et Jeanne nous paraissent de plus en plus proches, de plus en plus familières. 

Leurs histoires émeuvent, leurs quotidiens passionnent. On se plait à les entendre partager leurs passions, leurs détestations. On rit de leurs petits travers et on se laisse emporter par leur colère autant que par leur liesse. C’est beau de les voir s’émanciper de leur propre carcan, « de se lancer sans savoir, d’aller quelque part sans savoir où » comme aime à le répéter Saksia. Si jamais on ne connaîtra leur passé, ce n’est pas l’important le rappelle Nora, on aura la sensation étrange d’avoir partagé intimement avec elles le temps présent. N’est-ce pas cela l’essence même du théâtre, de dépasser la fiction, de croire en une forme de réalité imaginée ?


Les Cavalières d’Isabelle Lafon
La Colline – Théâtre national
Grand Théâtre
Rue Malte-Brun
75020 Paris
du 5 au 31 mars 2024 au Grand théâtre
durée 1h20

conception et mise en scène d’Isabelle Lafon
écriture et jeu de Sarah Brannens, Karyll Elgrichi, Johanna Korthals Altes et Isabelle Lafon
lumières de Laurent Schneegans
costumes d’Isabelle Flosi
assistanat à la mise en scène – Jézabel d’Alexis
avec la collaboration de Vassili Schémann

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