Great Apes of the West Coast de Princess Isatu Hassan Bangura © Gilles Njaheut
© Gilles Njaheut

La philosophie décoloniale de Princess Isatu Hassan Bangura

Au TNS pour sa première en France, la jeune artiste du NTGent confronte la métaphysique occidentale à son héritage culturel sierra-léonais.

Au sein d’un TNS dont la nouvelle directrice, Caroline Guiela Nguyen, entend apporter « d’autres récits » dépassant toutes nos frontières culturelles, Great Apes of the West Coast pourrait avoir valeur de manifeste. Pas seulement parce que son autrice et interprète unique, Princess Isatu Hassan Bangura, est née en Sierra Leone, avant de partir étudier le théâtre au Pays-Bas et d’intégrer la troupe du NTGent (elle était magnifique dans Grief and Beauty de Milo Rau), et qu’elle porte ses origines au plateau. Mais surtout parce que ce seul-en-scène est pensé comme un pied-de-nez à la tradition philosophique occidentale, celle de Descartes et son cogito, par un détour dans la métaphysique ouest-africaine.

L’affirmation est un peu arrogante, un « fuuuck Descartes » aux sonorités étirées lancé plutôt comme un défi que comme une vraie insulte. L’anglais devient ici le terrain intraduisible de jeux phonétiques qui contribuent d’emblée au démantèlement des structures de sens. À d’autre moments résonne le krio, ce créole majoritaire en Sierra Léone, pas pour s’opposer à l’anglais mais à l’inverse, pour rappeler chacune des deux langues à son impureté poétique. « Who are you ? Where do you come from ? What’s your story ? », répète la comédienne. La réponse se laisse distraire : « My name is what ?/My name is who ? My name is…/What’s in a name ? »

Si nos structures de sens sont sapées à la base, c’est pour laisser place à une conception instable, changeante de l’identité, à un « self » fait d’associations qui ne cesse de se retisser au contact du monde. Le « je pense donc je suis » cartésien laisse place à un « je suis parce que nous sommes » collectif et relationnel. L’idée n’a rien d’inédit dans un paysage culturel déjà traversé par les questions de fluidité. Ici, elle renverse néanmoins un orgueil occidental très colonial en montrant la prescience de la culture traditionnelle ouest-africaine qui est celle de l’artiste sur notre propre zeitgeist.

On regrette certes que Great Apes peine à trouver une forme à hauteur de la secousse philosophique qu’il entend opérer, en dépit de la puissance et du talent évidents de l’autrice-interprète. La pièce se déplie comme un seul-en-scène finalement sage, un peu lesté par un dispositif scénique très statique dont la seule vraie trouvaille réside dans le réemploi assumé d’une imagerie exotique visant à la désamorcer de l’intérieur. Le texte, lui, à bien l’écouter, est néanmoins porteur de pas mal de fruits pour mettre en perspective nos propres rapports à l’identité, par-delà les différences culturelles. Que le TNS s’en fasse le relais est une chose enthousiasmante.


Great Apes of the West Coast de Princess Isatu Hassan Bangura
TNS – Théâtre national de Strasbourg
1 Av. de la Marseillaise

67000 Strasbourg
Du 7 au 14 février 2024
Durée 1h

Conception, mise en scène et interprétation Princess Isatu Hassan Bangura
Dramaturgie Giacomo Bisordi
Composition musicale Edis Pajazetovic
Lumière Sander Michiels
Costumes Tricia Mokosi Febe Callebaut
Coach performance Peter Seynaeve
Coach danse Reintje Callebaut
Surtitres Liesbeth Standaert

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