Bérénice de Jean Racine, mise en scène de Roméo Castellucci © Jean-Michel Blasco
© Jean-Michel Blasco

Bérénice de Racine ou Isabelle de Castellucci ?

Au domaine d'O à Montpellier, avant d'investir le Théâtre de la Ville à Paris, Le metteur en scène italien présente sa version "huppertisée" de la célèbre tragédie.

Le directeur du Printemps des comédiens, Jean Varela et son programmateur Eric Bart sont à l’origine de cette étrange Bérénice de Racine : ce sont eux qui ont proposé à Roméo Castellucci de travailler avec Isabelle Huppert. Le résultat mitigé a plongé le public montpelliérain dans un état de surprise et de rejet tel que peu d’applaudissements saluèrent cette création très attendue.  

L’annonce de l’aventure avait surpris, même si l’on sait que la comédienne n’a de cesse de travailler avec tous les grands noms des scènes mondiales, sans que cela convainque vraiment. De pièce en pièce, de metteur en scène en metteur en scène, elle rejoue le même registre. Mais s’attaquer cette fois à un tel monument de l’art français, après la version mythique de Grüber avec Ludmila Mikael de 1984, pourquoi pas ? Que ferait Castellucci avec cette armure d’alexandrins, ces personnages hiératiques, cette mélopée enivrante ? 

« Dans un mois, dans un an, Seigneur… » Les vers pleurés, murmurés, soufflés, criés de Bérénice à son empereur Titus qui la chasse de Rome après cinq ans d’amour, ces vers, tous, du premier au dernier, enivrants de beauté, de douleur qui disent l’inexorable de la passion triste et traîtresse, comment lui, le chef italien d’une théâtralisation qui aime la mise à nu, allait -t-il faire sienne cette Bérénice ? 

La réponse n’était pas vraiment claire, ce vendredi 23 février, dans le beau Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O à Montpellier, siège du Printemps des Comédiens. Notre Bérénice est devenue son Isabelle. Surprise. Il substitue au prénom de la princesse de Judée celui de la comédienne. À la première occurrence, on croit avoir mal entendu, mais non, et Castellucci ira même jusqu’à inscrire cet étrange Isabelle sur les murs dans une floppée de vers illisibles.

Pour lui, Isabelle Huppert n’est pas simplement une comédienne, mais, selon ses mots qui figurent dans l’entretien du dossier de presse, « elle est la synecdoque du théâtre français ». Ciel ! se dit-on, avouant notre manque de familiarité avec la synecdoque. Que dit le dictionnaire ? « Figure de rhétorique qui consiste à prendre le plus pour le moins, la partie pour le tout, à donner un sens plus large ». Soit une métonymie qui fait d’Huppert le théâtre même. Et Castellucci en rajoute : « c’est l’actrice mais aussi l’acteur par définition. Isabelle Huppert est une “représentation en tant que telle” (je vais au théâtre pour voir Isabelle Huppert jouer Bérénice), c’est la flamme qui bat le rappel. Elle est Théâtre. » S’il le dit…

Si l’incursion sauvage du prénom a de quoi surprendre et pas dans le bon sens, si bien des détails sont superfétatoires et triviaux, réduisant ainsi la dimension tragique, voire mythique, de Bérénice à une simple crise de ménage (pour preuve, l’apparition du radiateur et de la machine à laver, à moins que Castellucci ait voulu illustrer la chanson d’Alain Souchon, Mettre notre amour à la machine), il reste qu’Huppert, ici, atteint un niveau de jeu jamais vu : elle se déchire, la voix presque métallique et sonnant si gravement qu’on a le sentiment qu’elle va la perdre, se perdre. Car l’alexandrin qui fait dire au metteur en scène italien qu’il est ici « l’instrument du sourcier dont la fonction est d’extraire la signification, une signification qui ne vient que de l’extérieur, de l’estranger, et non de la simple opinion, non d’un savoir à portée de la main », cet alexandrin, la comédienne le balance comme un fouet contre un mur. 

Castellucci, avec ses formules alambiquées, arrive pourtant à la conduire loin mais, malheureusement pour nous, malheureusement pour elle, il ruine tout en finissant par un horrible lamento ajouté à l’œuvre de Racine « Ne me regardez pas, Ne me regardez pas » pleuré, hurlé, répété à l’envi pendant de longues minutes. Que regarder sinon une pauvre femme, perdue sur le plateau d’une téléréalité minable qui se la joue ? Elle n’est plus rien. Va-t-elle hurler à Titus « Ti amo ! », comme le chanteur Umberto Tozzi ? La souffrance la fait plier mais elle plie mal, la roide, et lorsqu’elle s’allonge au sol, on voit la comédienne, pas la reine. 

Pour le metteur en scène : « Qu’est-ce que Bérénice, sinon une longue, épuisante stratégie de sortie de scène ? Tout un art de la rhétorique, toute une iconographie, tout l’impossible recours du christianisme à la tragédie grecque, pour concevoir un tel principe de mouvement. Tous les personnages à la fin de la tragédie prennent congé sans verser une seule goutte de sang : l’hémorragie est interne. Mais moi aussi, spectateur, à la fin du spectacle – ou de la lecture de la pièce – je reste sans voix. Où donc est le drame ? » Ah, nous ne sommes pas seuls à rester sans voix et la sortie de scène laisse à désirer, mais quelque chose d’étrange s’est passé dans cette cérémonie : la transmutation d’une héroïne en presque humaine, celle d’une star en simple personnage, les deux rétrécies par le cadre où on les place. 

De la magie du verbe, de l’enchantement cathartique racinien, de l’éblouissement qui mène aux larmes, il n’y a pas. Mais, quelque chose a été tenté pour tester, agacer la monumentalité de l’œuvre. De l’énumération des éléments chimiques du corps qui nous est infligée au début jusqu’à la répétition extrême du « Ne me regardez pas », Castellucci épuise le procédé, mais au fond, Bérénice reste immuable. Il suffit que la voix la ressuscite et le miracle renaît.  « Dans un mois, dans un an, Seigneur… »  


Bérénice de Racine
Création le 23 février 2024 au Domaine d’O, Montpellier
Durée 1h40 environ

Reprise
5 au 28 mars au Théâtre de la Ville (Paris)
4 au 8 avril à la Triennale de Milan
puis tournée de septembre 2024 à mai 2025 à Genève, Luxembourg, Anvers, Gérone, Clermond-Ferrand, Naples, Rennes.


Conception et mise en scène de Romeo Castellucci
Avec Isabelle Huppert, Cheikh Kébé et Giovanni Manzo
et 12 performeurs – Laurent Aroles, Swan Bélémy, Pierre Bienaimé, David Bougnot, Hugo Daubresse, Julien Dégremont, Matthew Ford, Liam-Qhaïs Frih, Hugues Heron, Joël Huta, Théotime Ouaniche, Pao Schachner

Musique de Scott Gibbons
Costumes d’Iris Van Herpen
Assistant à la mise en scène – Silvano Voltolina
Collaboration à la dramaturgie – Bernard Pautrat
Direction technique – Eugenio Resta 
Technicien de plateau – Andrei Benchea Stefano Valandro 
Technicien Lumières – Andrea Sanson 
Technicien Son – Claudio Tortorici 
Costumière – Chiara Venturini
Conception maquillage et coiffure – Sylvie Cailler Jocelyne Milazzo
Répétitrice – Agathe Vidal
Sculptures de scène et automations – Plastikart Studio Amoroso et Zimmermann

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