Yuval Rozman © Antonin Amy Menichetti

Yuval Rozman, artiste pluriel par nécessité

Au Rond-Point, l’artiste israélien Yuval Rozman présente Ahouvi, sa nouvelle pièce sur un amour infini, absolu, qui finit forcément mal.

Yuval Rozman © Antonin Amy Menichetti

Au Rond-Point, l’artiste israélien Yuval Rozman présente Ahouvi, sa nouvelle pièce sur un amour infini, absolu, qui finit forcément mal. De Paris où il vit et crée depuis plusieurs années, il donne libre cours à sa créativité loin de tout manichéisme, de toute censure. 

© Antonin Amy Menichetti

Loin des bruits et de la fureur de la guerre, au cœur de Paris, à l’étage du Café Beaubourg, Yuval Rozman a posé, à portée de main, son carnet de notes, un Moleskine noir, sur le siège à côté de lui son manteau, son écharpe. Le regard bleu lagon dans le vague, il semble ailleurs, perdu dans de sombres pensées. Un voile passe sur ses yeux. Mais très vite, un sourire lumineux, blanc éclatant, éclaire son visage. Sirotant son café crème, il évoque son adolescence à quelques encablures de Tel Aviv. Son père a été religieux pendant une période de sa vie, sa mère artiste peintre. C’est d’elle qu’il tient son goût de l’anticonformisme, son côté bohème. « La première fois, où j’ai pénétré dans un théâtre, je devais avoir 12 ans. Une amie de mes parents travaillait au Théâtre Habima, le théâtre national d’Israël. Elle était en galère. Il manquait un enfant dans la distribution du spectacle à venir, un Cyrano de Bergerac monté par un metteur en scène hongrois, qui s’est suicidé depuis, et avec certainement l’un des plus grands comédiens israéliens de l’époque. Elle m’a proposé de faire partie de l’aventure. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Je n’avais jamais vu de pièce jusqu’alors. J’avais trois phrases à dire, mais j’ai tout de suite été séduit par l’ambiance de troupe, par toute la machinerie, etc. C’était vraiment très excitant. » 

Le théâtre, du lycée au service militaire
La mégère apprivoisée de William Shakespeare, mise en scène de Mélanie Lauray © Brigitte enguerand
La mégère apprivoisée de William Shakespeare, mise en scène de Mélanie Lauray © Brigitte enguerand

Le virus est pris. L’année suivante, au lycée, l’acteur en herbe prend l’option théâtre au lycée. Il ne fait plus que ça. « J’ai eu la chance d’avoir des profs incroyables, politiquement très engagés. Cela a été et reste les trois plus belles années de ma vie. C’est grâce à eux que j’ai commencé à écrire, à mettre en scène et à jouer. Ils m’ont mis le pied à l’étrier, m’ont ouvert les yeux sur ce que je voulais vraiment faire. Je n’avais pas envie d’être seulement interprète, ce qui m’intéressait et ce dont j’avais besoin, c’était de raconter des histoires. C’est toujours le cas. C’est ce qui me motive et reste essentiel pour moi dans mon approche de la scène et de l’art dramatique. » 

Les années passent, heureuses, passionnées. Sa voie, il l’a clairement trouvée. Il est temps pour lui de faire son service militaire, un passage obligé pour tous les Israéliens. « J’étais un peu naïf. Je n’avais pas envie de mettre en parenthèse le théâtre durant cette période, j’ai donc essayé de faire du théâtre amateur avec des Israéliens mais aussi des Palestiniens. Ça été un échec. Puis, j’ai déserté l’armée au bout de deux ans. J’ai vu un psychiatre qui m’a trouvé totalement dépressif, ce qui m’a permis de partir après avoir fait trois mois de prison. C’est la règle, on ne peut y échapper. » 

Israël et Palestine, au cœur de ses préoccupations 
TBM, Tunnel Boring Machine de Yuval Rozman © Hervé Bellamy
TBM, Tunnel Boring Machine de Yuval Rozman © Hervé Bellamy

Revenu à la vie civile et après avoir étudié au Conservatoire national de Tel-Aviv, Yuval Rozman monte une petite troupe avec quelques amis. Loin du théâtre conventionné qu’il déteste, il crée ses premières pièces dans des lieux underground du sud Tel Aviv, mais aussi à Jaffa, garages, boîtes de nuit, etc. Rien ne l’arrête. Il est jeune, passionné. Il mélange l’hébreu et l’arabe, fait résonner les deux langues dans ses spectacles. « De ma mère, j’ai hérité de cette passion pour l’art, de cette liberté qui donne des ailes et de l’audace. Quand j’étais enfant, elle voulait me garder auprès d’elle dans son atelier. Et puis mon enfance, mon adolescence ont été marquées de grands évènements, des tragédies, comme l’assassinat le 4 novembre 1995, Yitzhak Rabin, qui a été un vrai tremblement de terre pour nous d’autant plus que c’est un Israélien qui a commis le crime, la guerre du Golfe. Tout cela m’a façonné en tant qu’homme mais aussi en tant qu’artiste. »

Pour le jeune artiste, que le père emmenait avec lui aux manifestations pour la paix, impossible de rester aveugle à ce qui se passe. « Cela m’habite, nourrit mon travail. La terre brûlée que sont Israël et la Palestine est au cœur de mon écriture. C’est vital pour moi. Je ne dis pas que je n’aurais pas envie de monter un jour, un Shakespeare, un TchekhovL’idiot de Dostoïevski, ou d’adapter Une femme fuyant l’annonce de David Grossman – projet qui me tient à cœur – , mais l’urgence créatrice pour moi est ailleurs, dans ce qui se joue, se vit sur ma terre natale. Il m’est impossible de fermer les yeux, même si parfois c’est inévitable. Il y a des choses dont je ne veux pas ou du moins ne souhaite pas prendre conscience. C’est comme dans une relation amoureuse. Quand on aime quelqu’un à la folie, on occulte les défauts. L’amour rend aveugle. On met des œillères pour ne pas voir la violence, le mépris, les humiliations au quotidien. Il en va de même avec mon pays. »

La France comme nouveau point d’ancrage
The Jewish Hour de Yuval Rozman © Jeremie Bernaert
The Jewish Hour de Yuval Rozman © Jeremie Bernaert

Après avoir monté sa compagnie en 2010 en Israël, Yuval Ruzman poursuit son exploration des liens entre Israéliens et Palestiniens. C’est le cœur même de tout son travail. Souvent à la périphérie du théâtre officiel, il se produit toujours en marge. 2011 marque un tournant dans sa vie d’artiste. C’est l’année, où il crée Cabaret Voltaire, avec Mohammad Bakri, très grand acteur palestinien connu pour son rôle dans la série Homeland. Auréolée de nombreux prix, dont celui du festival de Tel-Aviv, la pièce, qui dénonçait la vision politique de Benyamin Betanyahou, alors en pleine ascension, ainsi que l’occupation des territoires palestiniens, n’est pas au goût du gouvernement. La ministre de la Culture de l’époque, Miri Regev, lui baisse aussitôt les subventions. 

« Créer en Israël devenait de plus compliqué. Il n’y a pas – comme en France – véritablement de théâtre privé. Soit on est conventionné et on accepte la censure d’État, soit on est très riche et on peut se produire dans d’autres lieux. Je n’avais pas envie de me museler et je n’ai pas d’argent. Je me suis senti très seul, artistiquement parlant. J’en ai profité pour voyager. J’ai atterri à Paris. Et là un ami, m’a amené voir une pièce d’Yves-Noël Genod au Théâtre du Rond-Point, avec Valérie Dreville. » Totalement bouleversé, il attend la sortie du performeur et metteur en scène, discute avec lui et profite de ce moment suspendu pour lui donner un DVD de son spectacle. Quelques mois plus tard, les deux hommes échangent quelques mails. C’est le début d’une nouvelle aventure. Yves-Noël Genod lui propose de le rejoindre sur un projet dans le sud. Grâce à cete rencontre, il fait la connaissance de Gurshad ShahemanMarlène SaldanaJonathan Drillet et Jonathan Capdevielle, puis de Laetitia Dosch des artistes avec qui il entretient encore et toujours des liens très forts. 

C’est à Marseille que sa route se poursuit. Grâce à Pierre-Yves Genod, il rencontre Caroline Marcillac, qui à l’époque épaule Hubert Colas dans la programmation du Festival ActOral. Séduite par le jeune homme, son appétence et son engagement, elle lui propose en 2013, à l’occasion de Marseille, capitale européenne de la culture, de présenter une mise en espace. « J’avais monté Jecroisenunseuldieu de Stefano Massini, puis l’année d’après, comme je suis resté dans les parages de Montévidéo, Sight in the Sense de Tim Etchells avec Laetitia Dosch. Dans la foulée, j’ai commencé à apprendre le français, puis à écrire en français, mais Israël était toujours en moi, comme une maladie qui ne veut quitter mon corps. J’ai senti que j’avais encore besoin d’en parler. Je crois aussi qu’il y avait, et il y a un peu toujours, comme une culpabilité, d’avoir laissé ma famille, mes amis, d’être comme un traître qui vit la belle vie en France. »

L’effondrement des utopies, une obsession
Ahouvi de Yuval Rozman © Frédéric Iovino
Ahouvi de Yuval Rozman © Frédéric Iovino

Très rapidement, Yuval Rozman est repéré en tant que comédien. Il joue au TNB et au théâtre de la ville en 2015 dans La Mégère apprivoisée de Shakespeare, mise en scène par Mélanie Leray, puis dans deux créations d’Hubert ColasFace au mur de Martin Crimp et Une Mouette et autre cas d’espèces d’après la célèbre pièce de Tchekhov. Mais ce qu’il souhaite par-dessus tout c’est monter ses propres projets, raconter les histoires qui foisonnent dans sa tête. « À cette période, je sentais la nécessité d’écrire. J’étais loin de mon pays, des miens. Et surtout, je me rendais compte qu’ici, je serais plus libre de m’exprimer qu’en Israël. Là-bas, il y a la censure d’État. Je ne pourrais pas y travailler. Aucune de mes pièces, à part, peut-être la dernière Ahouvi, ne pourrait être jouée. Dans TBM comme dans The Jewish Hour, je touche aux symboles de l’État, d’une part en entremêlant dans une danse pop les drapeaux israélien et palestinien, et d’autre part en faisant clignoter l’étoile de David. Grâce à Yves-Noël Genod, à Hubert Colas et au soutien indéfectible de Romaric Daurier, le directeur du Phénix, scène nationale de Valenciennes, j’ai pu grandir, créer, m’affirmer et m’épanouir. »

S’intéressant aux conflits israélo-palestiniens pour dénoncer les dérives politiques, pour tenter de comprendre l’autre, il poursuit sa quête de vérité, son introspection, son désir d’un autre théâtre légèrement décalé. « Ce qui me fascine dans l’écriture, c’est la fiction. Bien sûr qu’il y a de moi dans les pièces que je monte, mais pas uniquement. Je me considère un peu comme un voleur d’histoires. Je pille des tranches de vie, à moi comme à d’autres. Je tisse des récits à partir d’une anecdote, d’un événement, d’une situation que mes grands-parents, mes parents, mes amis ou moi-même, ont vécu. C’est un point de départ après je laisse mon imagination suivre son cours. Par exemple, tout ce qui se passe dans Ahouvi, cette histoire d’amour toxique, ce n’est pas du tout autobiographique. L’idée, c’est de créer de la fiction à partir d’un élément et de le tordre. » 

Le monde n’est pas manichéen 
Ahouvi de Yuval Rozman © Frédéric Iovino
Ahouvi de Yuval Rozman © Frédéric Iovino

Explorant les rapports humains, observant le monde qui l’entoure, Yuval Rozman note depuis son adolescence des mots, des idées, des situations sur son carnet noir. Il en a des centaines, chacun renfermant des milliers d’histoires, des anecdotes, des bouts de récits, de futurs spectacles. « Régulièrement, je relis ce que j’ai écrit. Je fais les tris. Parfois, je me dis que cela n’a pas de sens, n’a pas d’intérêt. Et puis, une idée émerge, le début d’une saynète. J’en extrait l’essentiel, écrit sur un post-it, puis à la manière d’un scénariste, je tisse des récits. Ce n’est jamais simple car je refuse l’idée d’un monde manichéen. Tout n’est ni blanc, ni noir. Il n’y a pas d’un côté les bourreaux, de l’autre les victimes. C’est plus complexe que cela. Et c’est ça qui m’intéresse, les contradictions qui nous habitent tous. »

Bien que sa dernière création tourne pas mal cette saison, elle sera dès le 7 novembre et ceux pour 3 semaines à l’affiche du Rond-Point, l’artiste a toujours un ou deux projets sous le coude. Actuellement, je travaille sur deux projets, l’un, un thriller autour des oiseaux qui peuplent la bande de Gaza et qui ne s’entendent pas, l’autre, autour de l’utopie qu’est l’Île du Levant, un paradis naturiste au large d’Hyères. J’y suis allé plusieurs fois quand j’étais en résidence à la Villa Noailles avec Adrien Pelletier, un artiste plasticien qui fait des portraits des vacanciers, des habitués. Ce qui m’intéresse, c’est comment cette sorte d’Éden est en train de s’effondrer, notamment avec la montée de l’extrême-droite, le repli sur soi. La liberté qui y règne fait peur aux gens autour. Je suis fasciné, toutes mes pièces parlent de cela, par l’effondrement des rêves, celui de mes grands-parents qui voyaient en Israël, une terre promise, celui des deux amoureux d’Ahouvi, qui ont une croyance indéfectible en leur couple. C’est une obsession. »

Le désir de retourner en Israël, un jour pour pouvoir y présenter une de ses pièces, est très fort. Mais cela reste de l’ordre de la chimère. « Mon art est trop subversif. Il ne rentre pas dans les cases. Il attaque avec beaucoup de dérision, de détachement certaines valeurs, certains symboles. J’aime le kitsch, le mauvais goût, l’humour direct presque potache. Je ne cherche pas que mes spectacles soient réalistes, bien au contraire. J’aime les pas de côté, les jeux singuliers, quand les comédiens s’amusent à jouer faux, sentir la vibration entre la salle et la scène. J’adore ça. Stéphanie Alfalo et Laetitia Dosch me fascinent, leur personnalité, leur manière d’être sur scène, toujours en décalage, m’inspirent et donnent une autre dimension à mes récits. Avec mes interprètes, nous travaillons ensemble, main dans la main. Cette communion est très importante, elle est comme un cocon de protection, où tout est possible, même approcher le feu, le danger. »

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Ahouvi de Yuval Rozman
Théâtre du Rond-Point
2bis av Franklin D. Roosevelt
75008 Paris

du 7 au 25 novembre 2023
Durée 1H40 environ

Tournée
16 et 17 avril 2024 au Théâtre L’Aire-Libre, Saint-Jacques-de-la-Lande (35)

mise en scène de Yuval Rozman assisté Antoine Hirel
Avec Stéphanie Aflalo, Roxanne Roux, Gaël Sall et Yova en alternance avec Epops
Scénographe et création lumière de Victor Roy
Création sonore de Quentin Florin
Costumes et regard extérieur de Julien Andujar
Création présence animal au plateau Judith Zagury-Shanju

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